Stefan Zweig
dans les divers quartiers, les buissons, les arbres, les lianes, les bosquets de fleurs, que la municipalité a du mal à discipliner, s’immiscent entre les maisons, jaillissent dans les rues, s’enroulent aux clôtures et, comme Petropolis suit les déclivités du terrain, qu’on ne cesse d’y monter, d’y descendre, au hasard de chemins abrupts et de virages périlleux, on a le sentiment physique du combat qui s’y livre avec la nature. L’abondante végétation du Brésil pare la ville et en même temps la menace. Il y a quelque chose d’inquiétant, d’étouffant dans ce grouillement végétal. Abandonnée, Petropolis serait dévorée. Avalée par la forêt tropicale. Bref, le décor est bien moins serein que Salzbourg, et pour un Européen, malgré la présence de repères familiers, infiniment moins bavarois ou tyrolien que brésilien.
Zweig loue au 34 rua Gonçalves Dias, une modeste maison blanche à l’angle d’une rue qui, lorsqu’on entre dans Petropolis, grimpe sur la gauche et s’élance à pic. Par sa situation, elle est la réplique de sa résidence salzbourgeoise, on la croirait construite sur le flanc d’un petit Kapuzinerberg. Un cloître des Prémontrés remplace non loin celui des Capucins. Si le calvaire est absent, la route demande un effort et la maison elle-même, à la fois refuge et poste d’observation, se trouve au bout d’un sentier escarpé ! Mais la comparaison s’arrête là. Car c’est une maisonnette que Zweig a louée pour six mois à l’épouse d’un ingénieur britannique, Mrs Banfield ; un salon et deux chambres aux plafonds assez bas, une cuisine et une salle de bains, une cave sont toute sa richesse. Cosy et plutôt mignonne, son principal attrait tient à la véranda qui surplombe le site et où l’on peut s’installer pour lire ou pour rêver, à l’abri des insectes, dans le confort et la tranquillité d’un rocking-chair.
L’hiver, à Petropolis, la température peut descendre le soir jusqu’à moins dix degrés. Mais lorsque les Zweig s’y installent, l’été va bientôt éclater : en octobre et en novembre, puis à Noël, la chaleur, insupportable à Rio, revêt ici, en altitude, une relative douceur. L’air, filtré de chlorophylle, est moins brûlant aux poumons, même si le taux d’humidité ne baisse guère et rend l’atmosphère si torride en bas, à peine moins lourde et pénible à une asthmatique. Pour Lotte, respirer y sera plus que jamais un effort de chaque instant, un défi quotidien.
A Petropolis, les Zweig mènent une vie réglée et plutôt recluse. Toute la journée, ils demeurent chez eux. Zweig lit ou écrit, Lotte tape à la machine et le samedi matin, elle sort acheter la viande, les fruits et les légumes de la semaine. Une bonne fait la cuisine et le ménage et s’occupe du linge, un jardinier – Antonio – entretient le jardinet et fait un peu de bricolage. Le soir, le couple descend doucement au Café Elégante – l’enseigne de ce discret établissement est en français – pour un dîner léger. Un fox-terrier nommé Plucky accompagne leur promenade : ce sera le dernier et fidèle compagnon de Stefan Zweig. « Un animal est un bon substitut à une époque où l’humanité devient odieuse », a-t-il écrit à Friderike, en réponse à ses vœux. Abrão Koogan, son éditeur au Brésil, le lui a offert en novembre, pour son soixantième anniversaire. Car Zweig a maintenant soixante ans ! Né en 1881, selon la tradition qui ne laisse échapper en Allemagne et en Autriche aucune occasion de ce genre, il aurait dû recevoir du monde entier une pluie de félicitations. Mais les circonstances ne sont guère favorables aux fêtes et ce 28 novembre, au 34 rua Gonçalves Dias, est un jour comme un autre. A cause des caprices de la poste, le facteur, dont la visite crée toujours l’événement au chalet des Zweig, se fait espérer en vain. Les amis dispersés, la guerre s’étendant comme une traînée de poudre, les lettres qui assaillaient jadis l’écrivain ne lui parviennent plus que de loin en loin. A Petropolis, l’isolement qu’il a appelé de ses vœux est une réalité. Il mesure à quel point lui manquent le dialogue et l’échange, et combien il lui est pénible de voir s’amenuiser les liens avec la vaste communauté des amis d’avant guerre. Le monde, pense-t-il, finira par l’oublier. Son unique tentative pour rompre sa solitude intellectuelle sera, quelques semaines avant
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