Stefan Zweig
journées splendides, écrit-il à son ex-femme pour tenter de la rassurer ; sur le plan physique, je ne pourrais aller mieux. » C’est moralement qu’il peine, demeurant prostré des heures, incapable de se concentrer sur un travail suivi, absorbé par des pensées sinistres. La lecture est son meilleur recours, et l’écriture encore un refuge.
Avec le Balzac , il a laissé en Angleterre un autre manuscrit inachevé. Il pense à lui comme à La Demoiselle des postes , un titre à ses yeux provisoire et que son éditeur allemand, publiant l’ouvrage après sa mort, changera, à partir d’une de ses phrases, en Ivresse de la métamorphose (Rausch der Verwandlung) . C’est l’histoire d’une fonctionnaire autrichienne, employée des postes, qui exerce son métier de manière routinière et disciplinée, dans « un village sans importance », à Klein-Reifling, non loin de Vienne. Elle s’appelle Christine Hoflehner, elle a dépassé les vingt-cinq ans. Son maigre salaire lui permet tout juste de ne pas mourir de faim, avec une vieille mère à charge. Son père et son frère aîné sont morts pendant la Première Guerre mondiale. Sa famille ruinée par l’inflation, elle survit dans la misère. Survient à l’improviste, par télégramme, l’invitation d’une sœur de sa mère – Clara – qui, ayant fui jadis le village pour une sordide affaire de mœurs, et ayant fait fortune en Amérique, veut à tout prix connaître sa nièce et lui propose des vacances. Elle lui offre un billet de train et les frais d’un séjour luxueux en Engadine, où elle réside dans un palace, en vacances elle-même avec son riche mari.
A l’existence misérable et ennuyeuse de la jeune fille des postes, succèdent les fastes et les plaisirs d’une société insouciante et gâtée. Christine Hoflehner se métamorphose. Tante Clara la pare comme une princesse. Elle a coupé ses cheveux, ses ongles sont manucurés avec soin, elle porte des vêtements à la mode. Elle se promène, danse, boit des vins légers qui la grisent, prend goût à cette vie dorée. Jusqu’au jour où le rideau tombe sur les vacances et où elle rentre à Klein-Reifling, comme Cendrillon à l’âtre. Dans son village, aux mœurs tranquilles, rien ne lui apparaît plus comme avant. Quand la mère meurt, les gens lui deviennent indifférents. Amère et révoltée, Christine se met à haïr son sort et l’injustice du monde.
Ecrite à Salzbourg, entre 1930 et 1931, puis abandonnée, cette première partie, où l’humour apporte sa note plaisante à la peinture misérabiliste des petites gens dans les lendemains sinistres et malfaisants de l’après-guerre en Autriche, gît dans un mince cahier que Zweig a rangé dans son bureau, à Bath.
Un second cahier, beaucoup plus sombre, car la drôlerie en a totalement disparu, contient la suite et fin de cette triste histoire qu’il a imaginée entre 1938 et 1939. Un désespoir profond ressort de ces quelques pages, encore à l’état brut, que sa main, si vigilante et précise, n’a pas pu parfaire. S’ils n’ont pas été détruits avec la maison de Bath, les deux cahiers dorment encore dans le tiroir.
Un jeune ouvrier, Ferdinand, rencontré par hasard lors d’une escapade à Vienne, et lui-même blessé, humilié par la vie, aide Christine Hoflehner à approfondir sa révolte. Hésitant entre socialisme et anarchisme, et finalement acculé au désespoir, cet amant qui ne sait parler que de haine et de revanche, pas d’amour, élabore un projet commun pour eux deux : le suicide ! Mais en la voyant compter et ranger l’argent de la poste, il a une autre idée : cambrioler ! Avec les recettes, Ferdinand décide qu’ils vivront ensemble à l’étranger, en brouillant les pistes. Et puis, s’ils sont pris, ils pourront toujours, pense-t-il, revenir à leur premier plan : pour lui, le revolver et pour elle, littéralement subjuguée et dominée par la personnalité de son amant, le poison qu’il aura lui-même concocté. « Le sentiment d’être toujours prêts à exécuter notre décision primitive nous donnera à chaque instant une assurance supérieure », déclare-t-il, très docte, à sa pauvre amoureuse, tandis qu’elle lui répond, hébétée : « Je ne vois rien de mieux. »
Comme elle ressemble à Lotte, cette Christine de la deuxième partie, avec ses yeux noirs, son irritation nerveuse et sa passivité ! Elle est, de même, la proie
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