Stefan Zweig
Noël, d’accomplir un bref voyage pour se rendre, à trois cents kilomètres au nord de Rio, à Barbacena, au lieu dit Cruz das Almas (la Croix des Ames), afin d’y rencontrer Georges Bernanos.
Comme lui en exil au Brésil, après une escale au Paraguay, l’auteur des Grands Cimetières sous la lune qui a quitté l’Europe en 1938, habite une grande ferme avec son épouse et leurs six enfants. Il élève du bétail, monte à cheval et semble s’être adapté à cette nouvelle vie comme à ces horizons. Mais il écrit inlassablement des articles de combat pour que soit sauvé l’honneur de la France : il a le regard fixé sur l’Europe, son cœur bat au rythme de l’Histoire, tout ce qu’il publie prouve son refus d’un repliement sur soi. Dans Nous autres Français , il en appelle à une vision éternelle de la patrie. Cet écrivain qui souffre a, lui aussi, la nostalgie de ce qu’il a perdu, mais il est beaucoup plus rebelle, beaucoup plus en colère que Zweig. La résignation de Bernanos n’est jamais que passagère. Les théories pacifistes exaspèrent ce battant. En ce moment, il croirait plutôt en la guerre, et montre l’exemple en luttant avec ses mots, avec ses articles et ses livres, la France doit relever la tête, aux armes citoyens ! Au Brésil, tout à son travail d’écrivain-fermier ou de fermier-écrivain, contrairement à Zweig, il ne se sent pas marginalisé ou exclu. Même sur ce sol étranger, il a beaucoup d’amis, et puis il a sa turbulente famille, il se bat aussi pour sa terre : si la Croix des Ames n’est pas précisément l’Eldorado, il s’y est attaché, il se donne beaucoup de peine pour la faire revivre. Les deux hommes n’ont que peu de choses en commun. Même la passion de la littérature ne les rapproche pas. Ils ne se reverront pas. Bernanos croit en Dieu, à travers les épreuves. Tandis que Zweig qui n’a cru qu’en l’esprit et au génie de l’homme, dévasté par le pessimisme, n’a plus la force d’espérer.
En ce 28 novembre 1941, quelques joies lui sont encore données. Lotte, de tout son amour discret et délicat, lui offre une édition complète – en français – des œuvres de Balzac. Elle l’a achetée chez un marchand de vieux livres de Petropolis, tout droit sorti d’un recueil de nouvelles de Zweig. Qui d’autre qu’un bouquiniste Mendel aurait eu l’idée de conserver de longues années, dans son magasin obscur, tant de livres pour l’amateur improbable, le collectionneur balzacien, venu jusqu’ici les dénicher ? Ces volumes, pleins d’un parfum d’Europe, lui apportent un dernier oxygène. Zweig a toujours aimé Balzac comme le plus bel exemple de l’esprit français et du génie littéraire. A Bath, il lui a consacré un manuscrit et se lamente chaque jour d’avoir abandonné là-bas ses notes et d’autres souvenirs. Il aimerait le retravailler, ajouter au manuscrit déjà volumineux de la vie, un second tome pour l’œuvre. Mais ses jours sont comptés et, dans le découragement général qui est le sien, cette biographie à laquelle il a consacré tant d’énergie, d’amour et d’heures de sa vie, et qui est peut-être détruite par les bombes tombées sur l’Angleterre, n’est qu’un cauchemar parmi d’autres.
Un paquet, qui a fait un long voyage, lui parvient par la poste et c’est Jules Romains qui le lui envoie. Il renferme deux brochures, éditées à New York, l’une en anglais, l’autre en français, par les Editions de la Maison Française et Huebsch : c’est le texte d’une conférence que Romains a prononcée à Nice et à Paris, au printemps 1939, intitulée Stefan Zweig, Grand Européen 3 . Pour avoir senti le désarroi pro fond dans lequel son vieil ami glissait, l’auteur des Hommes de bonne volonté qui s’apprête à quitter l’Amérique du Nord pour le Mexique, a eu l’idée de lui ménager pour son anniversaire cette surprise. Un beau geste d’amitié. Il sait combien la vie pèse à Stefan Zweig et combien il doit lui être pénible de franchir, loin de l’Europe, le cap des soixante ans. Zweig est d’autant plus ému de cet hommage inattendu, plein d’affectueuse admiration, qu’il se sent de nouveau aimé et compris. Dans son isolement, la voix de Romains agit comme un baume apaisant sur une blessure à vif.
« Stefan Zweig appartient à une espèce qui n’est peut-être pas en voie de disparaître – du moins je l’espère – mais qui est
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