Stefan Zweig
fort à demi en ruine ajoute à la désolation. Des renards, des sangliers, des écureuils et des dizaines d’espèces d’oiseaux peuplent les bois où Zweig a élu domicile, se vouant comme un capucin à la solitude et la méditation. Quand il ouvre la grille du parc, il lui faut encore parcourir quelques mètres d’un sentier escarpé et sinueux, avant d’atteindre la porte de la maison jaune. En se retournant sur le seuil, il a toute la ville à ses pieds.
Salzbourg n’a pas encore son festival et les foules de visiteurs n’envahissent pas ses hôtels en août, transformant la villégiature en rendez-vous du grand monde européen. Elle somnole toute l’année, repliée sur elle-même, selon le rythme ancien des fêtes religieuses et sous la protection des innombrables saints catholiques. A Zweig, elle assure le calme, dans un décor qui, juste après la Grande Guerre, est au diapason de son cœur mélancolique. Si cette villégiature, belle endormie au creux de ses montagnes, apparaît d’abord comme une impasse ou un cul-de-sac, elle se révèle être un tremplin pour l’Europe. A deux heures et demie de chemin de fer de Munich, pour l’époque, à cinq heures de Vienne, à dix heures de Zurich ou de Venise, et à vingt heures de Paris, sa position sur la carte en fait un point de départ idéal et sa gare, aux yeux d’un voyageur impénitent qui craint surtout l’enfermement, est le garant de sa liberté. Zweig ne peut concevoir de refuge que s’il est ouvert sur tous les lointains.
Ancien pavillon de chasse d’un archevêque au xvii e siècle, adossée aux murailles de la forteresse, la maison lui a plu pour son site farouche et stratégique, son calme inviolable qu’il pourra cependant à tout moment interrompre grâce aux services du chemin de fer. L’ayant découverte au cours d’une promenade, à l’automne 1916, tandis qu’en permission, il avait donné rendez-vous à Friderike à Salzbourg, il l’a achetée, sans avoir bien sûr le loisir de l’aménager, en août 1917, à un industriel nommé Josef Kranz qui n’y habita lui-même jamais, et qui la tenait de la veuve d’un colonel. Elle possède sa généalogie. On l’appelait encore, quand Zweig la visita, le Paschinger Schlossel , le château Paschinger, du nom de son premier propriétaire. Entourée d’un vieux mur couvert de lierre, plantée sur le plus haut plateau d’un jardin en terrasses à l’état sauvage, sa situation dominante et isolée lui donne bel et bien l’allure d’une demeure seigneuriale. Friderike l’appelle « le petit château enchanté ». Une tour en bois – aujourd’hui disparue – qui se trouvait prise entre les deux corps du bâtiment accentue cette impression. Un escalier à vis permet d’y accéder et de monter la garde : le regard porte sur toute la région, jusqu’à la frontière bavaroise et à un petit village nommé Berchtesgaden.
Lorsqu’ils quittent la Suisse, Stefan Zweig et Friderike von Winternitz ne retournent pas à Vienne. Zweig aspire au calme souverain : la divergence de ses opinions pacifistes avec la majorité de ses concitoyens et nombre d’intellectuels viennois lui rend pénible l’idée d’un retour immédiat dans la capitale, il fuit les débats, tout embryon d’affrontement met du sel sur ses blessures, après des mois de batailles à se battre pour convaincre et ramener le monde à la raison, il a besoin de solitude et de silence. C’est à Salzbourg qu’il veut retrouver l’Autriche, où une maison l’attend. Il faudra plus de deux ans à Friderike pour la rendre habitable. Ils y débarquent, épuisés par un long voyage dans un train bondé où l’odeur d’iodoforme rappelle encore les souffrances des soldats qui y furent entassés. La maison prend l’eau, qui coule directement du toit en partie effondré, dans le grand salon vide. L’humidité ronge les murs. Il n’y a pas de salle de bains, les « commodités » sont les bois alentour, et tous les poêles, encrassés ou fêlés, sont à revoir. S’il pleut dans le salon, il ne fait pas chaud dans les chambres qu’éclaire le soleil pâle d’un timide printemps. L’atmosphère est glaciale. Tout aussi inhospitalière que l’Autriche, en pleine pénurie et dont l’histoire s’écrit maintenant dans le froid et la faim. Le pain, au goût de colle et de poix, est presque la seule nourriture, le café une décoction d’orge, la bière une eau jaune, le chocolat du sable
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