Stefan Zweig
coloré, et les pommes de terre de Salzbourg ont gelé. Le beurre, le lait, les œufs sont des denrées précieuses. Il n’y a plus de viande ; dans les bois autour de chez eux, des enfants chassent les écureuils et les oiseaux pour les faire rôtir. La ruine de la maison Autriche est totale, et la misère des gens infinie. Zweig, le cœur serré, évite de descendre en ville, il préfère encore l’inconfort de son château au toit crevé au spectacle déprimant des Salzbourgeois à la mine terreuse, maigres et en haillons, certains dans de vieux uniformes – le seul vêtement qu’ils possèdent –, errant à la recherche d’un peu de nourriture, serrant dans leurs poches quelques billets imprimés à la hâte par la nouvelle république et qui, d’un jour à l’autre, se déprécient de moitié, puis ne valent plus rien. Une inflation galopante ruine tous ceux qui n’ont pas comme lui eu la prudence ou l’opportunité de convertir leurs vieilles couronnes en francs suisses ou en dollars américains. Comme toujours jusqu’ici, privilégié et malheureux de l’être, devant la honte du malheur des autres, en plein désarroi, il fuit. Quelques jours à peine après son arrivée, sous le choc de ses retrouvailles avec son pays qu’il ne reconnaît plus et qu’il continue d’aimer par-delà les catastrophes, il repart pour Vienne. Peut-être trouvera-t-il là-bas un reste de son Autriche d’autrefois ? Ses parents l’y attendent, son frère aîné. Il abandonne Friderike à son sort et, après lui avoir posté une lettre d’explications, sous le prétexte d’affaires qui ne sauraient attendre, il saute dans le premier train. Il faut croire qu’il avait prévu son départ, puisqu’il avait laissé deux malles en consigne à la gare ! A Friderike de tout ranger, de mettre de l’ordre dans la maison de Salzbourg, tandis qu’il part en éclaireur, voir de plus loin la situation !
Pendant deux ans, pour Friderike, l’installation ressemble à un parcours du combattant. Mais ces deux premiers mois du printemps 1919, seule dans une ville inconnue, avec ses enfants et une jeune fille pour l’aider, resteront dans son souvenir comme une pierre noire. Au bout du calvaire bien réel des cent marches et du sentier escarpé et sinueux, plongée très tôt dans la nuit, la maison est sinistre autant que délabrée. Zweig lui a laissé de l’argent, en la priant de ne pas économiser – « Que les petites mangent à leur faim, c’est la seule chose qui compte », lui a-t-il écrit, du train, le 29 mars –, mais les hommes qui pourraient effectuer les premiers travaux sont épuisés, ils n’ont pas la force de monter « là-haut ». Si les artisans manquent à l’appel, la pénurie de matériaux rend toute réparation compliquée sinon impossible. Pour survivre à Salzbourg, Friderike doit consentir à bien des sacrifices : il fait froid et il pleut autour d’elle, presque autant dans la chambre où elle s’est repliée avec ses fillettes que dans les bois qui ont envahi le jardin. Mais elle tient bon, l’idée de faire plaisir à Stefan lui donne du courage. Elle commence par régler les problèmes administratifs : avec un avocat, elle réussit à obtenir du Land une promesse de permis de séjour, indispensable à qui, venant de Vienne ou de quelque autre endroit dans l’Autriche éclatée, veut résider ailleurs que dans sa circonscription d’origine, comme ici à Salzbourg. Elle obtient aussi de rester seule occupante de la bâtisse dont Zweig est propriétaire et qui, en raison de la pénurie de logements, est menacée de réquisition pour abriter plusieurs familles. A l’exception d’une femme et de ses deux enfants, qui y demeurent quelque temps et avec lesquels les rapports sont tendus, voire hostiles – la femme, qui habitait l’endroit pendant la guerre, déserté par ses propriétaires, se déclare chez elle –, elle parvient à récupérer la maison. Et à y mettre de l’ordre, selon le vœu impératif de Stefan : « Seul importe de trouver un ordre (le mot est souligné dans sa lettre), le premier venu, il est indifférent qu’il soit un peu meilleur ou un plus mauvais. Le principal, c’est que ce soit un ordre . » En un mois, elle accomplit des prodiges et, donnant l’exemple, elle s’empare d’une pioche, d’une pelle, et tandis qu’un homme répare le toit puis les poêles, installe un semblant de cuisine, des toilettes, enfin une baignoire, elle
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