Stefan Zweig
travaille, elle y veillera de tout son amour. Sans guère de compensations à ce sacrifice, que la fierté de porter son nom.
La défaite de l’Autriche, si cruelle soit-elle, a fait sauter quelques tabous, et le divorce en fait partie. Une nouvelle loi, dont il est débattu, permettra désormais aux hommes ou femmes divorcés de se remarier. En décembre 1919, après plusieurs mois de démarches administratives, une dispense est accordée au couple Zweig-Winternitz. Le mariage est célébré avec une discrétion exemplaire à l’hôtel de ville de Vienne, en présence de la seule mère de Zweig et des témoins qui sont Victor Fleischer pour Zweig et, pour Friderike, Felix Braun, l’auteur de Tantalos et d’ Agnes Altkirchner , qui a des allures de dandy et exactement la même moustache que Zweig. La mariée, qui a donné sa procuration à son témoin, est restée à Salzbourg. La cérémonie est rapide, marquée par un éclat de rire de Felix Braun quand l’officier, au moment de légaliser l’union, souhaite de nombreux enfants aux jeunes époux. Un simple coup de téléphone de Stefan et de sa mère apprend à Friderike, le soir même, qu’elle est enfin mariée. Le lendemain, 30 janvier 1920, elle lui écrit non sans humour – ce n’est pas sa qualité maîtresse – pour lui demander comment il a passé sa nuit de noces… « Je ne ressens aucun changement. C’est parce que tu m’as déshabituée de tout sentimentalisme. » Elle profite de son absence pour ranger son courrier, en particulier les nombreuses lettres d’amour qu’il a reçues et entassées en vrac avant guerre, elle a épousé don Juan, dit-elle en souriant, sans autre commentaire. Comme résignée par avance à ce que sera sa vie de sacrifices, elle conclut sa lettre de noces qu’elle signe Moumou (Maman) en lui disant gentiment : « Si peu que je veuille te disputer à ta mère, je serais heureuse de t’avoir ici. » Ici, c’est-à-dire à Salzbourg, dans ce qui aurait dû être la maison du couple et qui restera, presque dénuée d’empreinte féminine, sans traces de son propre goût comme de sa présence, la maison de Zweig.
Avec sa vue merveilleuse sur la ville et les eaux de la Salzach, avec son silence et son charme ancien, la maison de Stefan Zweig à Salzbourg, comme la villa d’Axel Munthe à Capri, bâtie sur un promontoire, à l’écart de la foule, assez vaste pour constituer un monde, sans luxe et sans confort mais avec son imposante bibliothèque, n’est pas un nid d’amour ou une demeure bourgeoise, mais un refuge d’écrivain. Elle garde de ses origines une allure austère et un parfum de mystère qui, par une sorte d’alchimie, correspondent bien à l’homme et à son œuvre. Il en sera souvent absent. Quand il écrit au secret de ses murs, regardant, à travers l’épais feuillage, miroiter au loin les reflets de la Salzach, il est en paix avec lui-même. Elle lui donnera ses rares moments de bonheur. Malgré les plants de groseilles, malgré les arbres fruitiers que Friderike plantera tout autour pour l’égayer, malgré les chrysanthèmes qui, grâce à elle, ensoleilleront le jardin à l’automne d’un éclat de pourpre et d’or, sous l’ombre des bois qui voilent sa lumière, elle conservera sa tristesse, dans le cadre infiniment mélancolique du Kapuzinerberg.
Au service des vies illustres
Tandis que nombre d’écrivains, hantés par la tuerie, racontent leur guerre personnelle dans des romans qui sont autant de morceaux de chair et de mort, tandis que paraissent Orages d’acier d’Ernst Jünger, A l’ouest rien de nouveau d’Erich Maria Remarque ou Le Cas du sergent Grischka de son homonyme Arnold Zweig, et côté français, Les Croix de bois de Roland Dorgelès et La Boue de Maurice Genevoix, Zweig se démarque en publiant Trois Maîtres , un essai qui regroupe les portraits de trois écrivains majeurs. Un Russe, un Français et un Anglais. Il a choisi ses maîtres dans le camp ennemi et n’a pas pris la peine d’ajouter, ainsi que l’exigerait son origine, un auteur allemand ou autrichien. Il entend démontrer une nouvelle fois qu’aucune culture ne saurait être enfermée dans ses frontières génériques, propriété farouche de la nation ou de la langue qui la portent. Par-delà les rancunes et les préjugés que nourrit un pays, il entraîne les lecteurs qui voudront bien le suivre à la recherche d’une vérité, plus durable et fructueuse que le
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