Suite italienne
septembre, le mariage fut annoncé à Rome et les fêtes se succédèrent en l’honneur des ambassadeurs ferrarais, des fêtes bien dans le ton Borgia : ainsi, le fameux « bal des châtaignes », donné au Vatican la veille de la Toussaint et au cours duquel le pape et ses invités se divertirent de façon bien spéciale. À l’issue du repas, les chandeliers des tables furent posés à terre, en quinconce, puis l’on jeta des châtaignes, qu’une cinquantaine de courtisanes dans le plus simple appareil allèrent ramasser avec leurs dents en marchant sur les mains et les pieds… Après quoi, ces dames furent livrées au plaisir des invités mâles, au vu de tous, et le pape en personne remit de riches présents à ceux qui avaient « honoré » le plus grand nombre d’entre elles… C’était, on le voit, une fête tout à fait de circonstance chez un pape et à la veille de la Toussaint !
Le lendemain, César faisait rassembler dans la cour une troupe de condamnés et les abattait lui-même l’un après l’autre à coups de flèche, démontrant ainsi son habileté d’archer aux applaudissements de toute la cour pontificale. Fabuleusement traités, les ambassadeurs eurent le bon esprit de trouver tout cela charmant.
Enfin, le 20 décembre, Lucrèce, en robe de brocart d’or, épousait Alphonse d’Este par procuration. Une semaine plus tard, le 6 janvier, elle montait sur une mule blanche portant selle d’or et d’argent pour gagner, au milieu d’un splendide cortège, la grande cité de la vallée du Pô où l’attendait l’homme auquel elle appartenait désormais.
II neigeait. D’une fenêtre du Vatican, le pape, les yeux noyés de larmes, regarda s’éloigner puis disparaître, dans la blancheur venue du ciel, la brillante escorte de sa fille bien-aimée. Jamais il ne la reverrait.
IX
La mort du fauve
César, « par la grâce de Dieu » duc de Romagne, de Valentinois et d’Urbino, prince d’Andria, seigneur de Piombino, gonfalonier et capitaine général de l’Église, seigneur de Citta di Castello, de Sienne et d’une foule d’autres lieux, bientôt duc de Toscane peut-être… voilà où en était arrivé le conquérant Borgia au début de l’été 1503.
Plus rien ne semblait devoir lui résister. Il avait écarté, détruit, voire assassiné, tout ce qui pouvait le gêner. À Senigallia, il avait attiré dans un piège ceux de ses condottieri qui semblaient vouloir échapper à sa férule impitoyable, et les avait fait étrangler, chaudement applaudi en cela par Machiavel, devenu son commensal et qui voyait en lui le modèle de son « Prince ».
Il était puissant, implacable, plus sanguinaire et plus avide que jamais, et lorsqu’il séjournait à Rome, le Tibre, chaque nuit, charriait trois ou quatre corps, souvent ceux d’évêques, de prélats ou de seigneurs particulièrement bien rentés et dont le Valentinois s’instituait le légataire universel toujours incontesté. Il régnait par la terreur sur la ville et même sur le pape, qui se faisait cependant son plus fidèle serviteur, empochant joyeusement le produit de ses monstrueuses rapines.
Cela aurait pu durer encore longtemps car la santé d’Alexandre semblait indestructible. Mais ses excès le faisaient grossir de plus en plus et l’été commençant s’annonçait torride. Au début d’août, la malaria, que ramenaient chaque année les grandes chaleurs, entama ses ravages. Mais quand, le 2, mourut le cardinal de Monreale, un Borgia cependant, c’est immédiatement au poison et à César que l’on attribua cette mort opportune d’un homme riche. Elle frappa néanmoins l’imagination du pape.
— Ce mois-ci est fatal aux personnes obèses, soupira-t-il en regardant passer sous ses fenêtres un convoi mortuaire.
Il avait des idées noires et n’augurait rien de bon des événements dont l’Italie était le théâtre ; les Français redescendaient vers Naples y combattre le capitaine espagnol Gonzalve de Cordoue, et l’issue de la bataille était si incertaine que le pape ne savait plus trop à qui offrir ses faveurs et son amitié. Il était pris entre l’enclume et le marteau malgré la puissance de son César.
Aussi, pour échapper aussi bien aux idées sombres qu’à la chaleur accablante accepte-t-il, le 5 août, d’aller avec César souper dans la vigne du cardinal Adrien de Corneto, latiniste distingué possédant de fort beaux jardins. Comme d’habitude, il mange et boit
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