Sur la scène comme au ciel
mis longtemps avant
de parler. Je n’aurai pas tenu un paragraphe. Dès le premier tout est dit, le
morceau, le gros morceau, celui qui avait du mal à passer, est lâché. S’il
s’était agi d’un dur à cuire, le genre Jean Moulin qui meurt sous les coups
plutôt que d’avouer, vous n’en auriez jamais rien su. Au lieu que là, au bout
de trois lignes, cette évocation du calvaire autrefois des enragés qui s’impose
d’emblée, comme une vérité littéralement aveuglante, inutile de dissimuler plus
longtemps, ce calvaire, ce fut le sien.
On dort mais ce n’est pas vraiment dormir. C’est s’installer
au plus profond de soi, au plus loin du monde, dans un endroit où la vie se
replie, rétrécit à vue d’œil, se concentre en un point comme l’univers à ses
débuts, comme l’univers à sa fin, se réduit à une goutte minuscule de
conscience au bord de s’évaporer au premier rayon froid, où les voix semblent
venir d’autres galaxies, ondes fossiles qui vous rappellent vaguement l’écho
des conversations d’autrefois, où les sons extérieurs sont couverts par le
vacarme du cœur, ce martèlement de tambour qui vous mène à marche forcée vers
le terme, vous ramène à la vie d’avant la vie, quand le cœur de la mère,
emplissant l’espace liquide, calmement sonnait le glas de toute vie future, ce
glas qui résonne frénétiquement à présent, s’emballe au point qu’il ne peut y
avoir qu’une issue à cette cavalcade funeste. De temps en temps une infirmière
se penchait au-dessus de mon lit, et me hurlait mon nom à l’oreille. Au début,
je sursautais, répondais avec cet empressement des enfants pris en faute,
marmonnant de vagues syllabes, mais on ne voulait rien d’autre de moi,
seulement la confirmation que la communication passait toujours, et je
m’enfonçais à nouveau dans mon antre profond, puis quelques heures plus tard
cette même bouillie sonore à mon oreille, mais de moins en moins significative,
car à quoi rimait ce nom bien trop grand pour si peu de vie ? Ce nom
impliquait de la chair, du mouvement, une histoire. Est-ce qu’une perle d’eau
sur un sol asséché donne encore son nom à l’oasis ? Cela s’appelle le
désert, ou l’erg, ou je ne sais quelle définition de mots croisés. Mais ce n’est
plus ce lieu foisonnant où convergeaient toutes formes de vie, où croissaient
et multipliaient les variétés les plus inattendues. Je pris bientôt l’habitude
de ne répondre que par un grognement, par un vague tremblement de ma lèvre
rentrante, je demandais sans demander qu’on me laisse tranquille dans mon
réduit de vie, qu’on arrête de me casser les oreilles au lieu de me sommer
comme une petite fille. Toute ma vie j’ai répondu présente, ne songeant qu’à
faire mon devoir, quand souvent je ne devais rien. Faites-moi cette grâce pour
une fois, pour la dernière fois, de me consigner aux abonnés absents. N’exigez
plus de moi dans l’état où je suis cette pénible remontée à la surface.
D’ailleurs, à la toute fin, j’étais si loin, si microscopique dans mon
lointain, que l’infirmière s’échinait en vain à chercher à renouer un inutile
contact radio, je faisais la sourde oreille, l’écho de sa voix se perdait dans
les sables mourants.
Et ce qui est dit dans cette évocation des enragés, ce n’est
pas tant l’agonie que le meurtre, ou, si l’on veut, un geste humanitaire, mais
qui consiste à mettre délibérément un terme à la vie d’un homme pour s’épargner
à soi le spectacle de sa souffrance et à lui les dernières stations de son
chemin de croix, comme si, surgissant de la foule, dans la montée du Golgotha,
un homme, une âme sensible, avait planté son couteau dans le cœur du porteur de
poutres pour lui éviter cette ultime épreuve des clous et ce raffinement des
bourreaux qui ont calculé que, s’il veut respirer, le crucifié aux membres percés,
pendant comme un fruit lourd à son arbre stylisé, devra tirer sur ses mains ou
prendre appui sur ses pieds, ce qui l’obligera à faire un choix entre mourir
asphyxié ou déchirer davantage ses plaies, un jeu qui n’amusait semble-t-il
qu’un temps, puisque le légionnaire recevait bientôt l’ordre d’en finir avec
les suppliciés en leur brisant les jambes afin de leur couper le souffle ou, si
l’affaire paraissait entendue, en s’assurant d’un coup de lance dans le flanc
que la bête était bien morte. Donc un
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