Sur la scène comme au ciel
considérer comme un
sans-diplôme, ni saint, ni béatifié, ni bienheureux. Mais, à l’époque où à
l’heure du coucher nous avions l’habitude de réciter notre prière en commun
avec les enfants, la tante m’avait convaincu de rajouter cette invocation à
celui qui prit sur lui de s’intéresser au sort des sans père ni mère, ce qui,
connaissant la suite et cette nuit tragique de décembre, était un pressentiment
cruel. Je m’étonne que mon fils n’ait pas mentionné ce petit reliquaire qui
s’ouvrait comme un livre, comportant à l’intérieur, à gauche, une photo du père
Brottier, qui ressemble à Joffre, avec ces cheveux blancs taillés en brosse, et
à droite, sous un disque de Cellophane grand comme une pièce de cinq centimes,
un minuscule carré d’étoffe blanche ayant touché au révérend. Au dos on
lit cette pensée du même : Je ri oublierai jamais ceux qui se sont
montrés généreux pour mes orphelins.
Cette fois il fallait nous séparer. Avant de quitter la
chambre ils se sont penchés à tour de rôle, comme je le faisais autrefois au
moment de leur souhaiter bonne nuit, m’ont embrassée, mes filles m’ont longuement
caressé le front, mon fils a essayé de me dire quelque chose à l’oreille. Je
n’ai pas bien saisi, mais entre nous la parole n’est jamais vraiment passée. Je
ressens combien l’épanchement nous était difficile à l’un et à l’autre, aussi
bien en paroles qu’en action. Peu de temps auparavant j’avais écrit ce mot dont
mon fils a retrouvé le brouillon dans mes papiers et dont l’original est parti
dans le sud : Pour toute la famille
Vous connaissez la raison pour laquelle je ne suis pas à
vos côtés, mais je tiens à vous dire que je partage votre douleur. Les mots, je
ne les trouve pas pour atténuer votre chagrin, seul le temps je l’espère
l’apaisera. Sachez que je suis de tout cœur avec vous, je vous aime très fort,
et croyez à ma sincérité.
Adieu Philippe, avec toute l’affection que j’avais pour
toi. Je vous embrasse Tante Annick
La raison pour laquelle je n’étais pas à leurs côtés, au
moment où ils vivaient ce drame relevant d’un absurde théâtre, n’était un
secret pour personne. J’étais bien trop épuisée par la maladie et les
traitements pour entreprendre un si long voyage, assistant d’une analyse
sanguine à l’autre à la chute vertigineuse de mes globules rouges et à
l’explosion exponentielle des blancs, calculant à coups de règle de trois mon
espérance de vie jusqu’à la semaine suivante, de moins en moins exigeante, me
réjouissant d’un score misérable qui m’aurait fait bondir quelques mois plus
tôt, m’accoutumant à cette nouvelle mathématique, cherchant, ma calculette en
main, à grappiller quelques jours supplémentaires. Et voyez. Pauvre Philippe.
Si on avait parié sur lequel des deux partirait le premier, lui quarante-trois
ans et moi trente ans de plus à qui l’on ne donnait que quelques mois à vivre.
Et pourtant. C’était sans compter avec la générosité de mon neveu et de son
cousin qui choisirent de s’arrêter au bord d’une piste, le long de la côte
mauritanienne, pour dépanner une voiture ensablée, quand trente autres
véhicules étaient passés sous le nez des naufragés sans même se donner la peine
de ralentir, et sous le sable, alors que le câble de la remorque était tendu à
se briser et que les roues patinaient, devinez quoi : un engin de mort.
Adieu Philippe, adieu Régis qui devait supporter un mois son corps brûlé avant
de rejoindre son compagnon de charité, tandis que moi la condamnée-programmée
je me faisais coiffer sur le fil par deux enfants, car ceux-là qu’on a connus
enfants le demeurent. Et donc, après cet inconcevable, à votre tour il vous
reste à mourir, et il vous apparaît que c’est pour rien puisque votre
disparition ne les fera pas revenir. Mais cette apostrophe à quelqu’un qui
n’est plus, adieu Philippe, cet imparfait : avec toute
l’affection que j’avais pour toi, qui semble valoir autant pour lui que
pour moi, alors que dans l’autre partie du billet je m’adresse aux vivants il
faut croire que j’avais déjà l’esprit à demi engagé dans le royaume des morts.
Aurais-je écrit à bientôt si j’avais eu la certitude de la résurrection ?
ou cet adieu signifiait-il à la grâce de Dieu, l’éventualité d’un on ne sait
jamais. On balance beaucoup dans ces moments-là. D’où le besoin de
Weitere Kostenlose Bücher