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Sur la scène comme au ciel

Sur la scène comme au ciel

Titel: Sur la scène comme au ciel Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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siècle. Nous l’avions oublié mais ce n’était pas la guerre qui
avait empêché le mariage, même si le soupirant n’en était pas revenu, c’était
son père à elle, qui avait jugé que celui-là dans son bel habit de parade
n’était pas digne d’entrer dans la grande maison, d’y partager la même chambre
que sa Pauline. Ou craignait-il qu’il n’en fasse sortir sa fille ?
Toujours est-il qu’il s’était opposé aux fiançailles et que l’éconduit n’avait
trouvé rien de mieux qu’une mort héroïque pour mettre fin à ses tourments.
    Voilà comment on arrête une vie au moment de son envol.
Comme ces premières tentatives de l’aéronautique, quand les avions roulaient en
cahotant sur l’herbe et, après avoir atteint leur pleine mais insuffisante
vitesse, au moment de lever le nez et de gagner le ciel, se contentaient d’un
petit saut de grenouille et retombaient piteusement. Pauline avait ainsi couru
vers son amour en agitant des bras comme des ailes, et puis au bout de la piste
un mot de son père lui intimait d’arrêter de faire la folle et de rentrer à la
maison. De quoi perdre la tête. Elle ne la perdit pas, ou pas complètement,
mais le cœur en prit un coup, qu’elle renferma dans son médaillon avec la
photographie de son chagrin. Je me souviens des tantes. Comme la tante Marie
était gentille, non pas celle de mon mari, mais la mienne, la sœur de Pauline.
Dans cet effondrement qui a été le mien, après la mort de Joseph, ce contre
quoi j’ai dû lutter, ce n’est pas tellement contre la tentation d’en finir,
même si j’ai douté à ce point de souffrance qu’on pût tenir ainsi plus d’un an,
mais contre l’envahissement des souvenirs. Je leur avais tourné le dos en
suivant mon mari dans notre nouvelle vie. Mais là, au moment où celui pour
lequel j’avais tout quitté me laissait seule, emportant avec lui provisions de
forces et rations de survie, ils me revenaient à flots, m’apparaissant dans
leur brutalité lumineuse comme ne rimant plus à rien, c’est-à-dire que ce à
quoi j’avais travaillé pendant les dix-sept ans de notre vie
commune – et, quand je refaisais mes comptes, ça semblait bien
peu –, c’était à forger une rime à ce bonheur d’autrefois. Ces souvenirs
emportés avaient été mon cahier des charges, ce à quoi j’aspirais. Or il n’était
pas besoin d’être devin pour comprendre après le drame que quelque chose
n’aurait plus jamais lieu, et ce n’est pas la nostalgie qui m’amenait à cette
conclusion, c’est qu’il me manquait désormais une pièce maîtresse pour y
parvenir. Pour tous, dans mon acharnement au travail, j’ai pu donner
l’impression d’une fuite en avant, au lieu que ce grand magasin qui s’occupait,
rappelez-vous, de composer le trousseau des jeunes mariés, c’est cela au fond
que dans ma solitude j’ai cherché à retrouver, me retournant pour transformer
le commerce de gros hérité de mes beaux-parents en Cadeaux-Listes de mariage.
Du moins en ce domaine j’aurais mieux réussi que les tantes.
    Il est certain que j’ai toujours déconseillé à mes enfants
de prendre ma suite, leur ayant maintes fois expliqué que je ne voulais
personne après moi, faites ce que vous voulez, tout, sauf le commerce, mais
tout, c’était une façon de parler, je pensais que lui saurait faire la part des
choses, il doit être possible de s’occuper dans la vie sans faire parler de soi
au détriment des autres. Qu’on ne s’étonne pas, après, des retombées. D’autant
qu’en mettant certaines personnes en cause il m’a placée dans une situation
délicate. Car moi, j’étais seule dans mon magasin, pas de liste rouge, pas de
code secret, entrait qui voulait, je n’allais pas filtrer les clients. Et à qui
venait-on se plaindre ? Se plaindre, non, pas vraiment, dans l’ensemble
les gens se montraient plutôt bon public, qui me disaient, après les
compliments d’usage, comme vous devez être fière et cetera, avoir apprécié le
passage sur la pluie, qui est, à mon avis, avec les pages sur le remembrement
en Bretagne, ce qu’il a fait de mieux. En quoi ses lecteurs étaient d’accord
avec moi, et, s’il y avait eu la moindre chance qu’il m’écoute, je lui aurais
conseillé de s’en tenir à la description des paysages. Il aurait ainsi pu
écrire des articles pour des magazines de géographie, par exemple. Mais j’ai
choisi de me taire plutôt qu’il me rabroue et se montre

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