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Sur la scène comme au ciel

Sur la scène comme au ciel

Titel: Sur la scène comme au ciel Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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désagréable à son
habitude. Car, s’il me représente à la moindre contrariété faisant la moue,
front plissé et lèvres pincées, vous n’avez pas vu sa mine renfrognée. Vous ne
l’avez pas vu parce qu’il cache bien son jeu. Côté public souriant, côté
famille, enfin, c’est mon fils, il a aussi ses bons côtés que je ne nie pas.
Mais qu’est-ce qu’il avait besoin d’aller fouiller, enquêter ? Qui
voulez-vous que ça intéresse, ces vieilles histoires ? D’ailleurs, je
trouve qu’il serait temps pour lui qu’il change de registre, qu’il laisse un peu
tomber la famille et se mette à raconter autre chose. Et puis, ça ne regarde
personne. Quand il a parlé de, enfin, cette histoire, c’est-à-dire que mon
mari, bon, c’est vrai, avant moi, aurait été fiancé, il n’a pas réfléchi aux
conséquences, ç’aurait pu très mal tourner. Mais là, je le lui ai fait savoir.
Un soir, au téléphone, à demi-mots très nets, après un silence de plusieurs
semaines pour qu’il sache bien à quoi s’en tenir. Il y a des limites, tout de
même.
    C’est Emilienne, la blonde fiancée, qui ne passe pas. Comment
l’a-t-elle reconnue ? Et d’ailleurs elle ignorait que vous étiez au
courant. Mais votre maman bientôt vous le confirme, qui voit déjà sa rivale de
toujours entrer furieuse dans le magasin, faire un esclandre, renverser
sauvagement les étagères, lui jeter à la tête les services de verres, jouer aux
soucoupes volantes avec les assiettes, et, au milieu des débris de notre belle
vaisselle, deux vieilles dames de soixante-dix ans s’arrachant les yeux et les
cheveux pour le compte d’un homme qu’elles s’étaient disputé cinquante ans plus
tôt et mort depuis trente ans. Mais il est trop tard pour modifier quoi que ce
soit, sinon deux ou trois mots qui ne suffisent pas à escamoter le bel
antécédent.
    Tant pis. Vous ne ferez pas mieux la prochaine fois,
bientôt vous travaillerez sans son regard, vous pourrez la faire entrer dans
vos livres sans risque qu’elle vous contredise ou vous fasse la tête. Car
bientôt elle ne lira plus vos lignes, la petite silhouette blafarde qui se vide
inexorablement de son sang.
    Une attente vertigineuse, somnambulique, entièrement centrée
sur ce moment où l’organisme va dire stop, et on ne sait pourquoi celui-là
plutôt qu’un autre, mais que l’on guette, que l’on épie, c’est comme d’assister
à l’éclosion d’un œuf, car quelque chose va se briser et, dans cette attente de
ce qui va fatalement arriver, toute l’attention est captée par la respiration
puissante, rapide, rauque, raclant le fond de la gorge comme un torrent
contrarié, baromètre sonore dont on interprète les moindres variations.
Diminue-t-elle d’intensité, nous nous resserrons autour du lit,
s’arrête-t-elle, demeure-t-elle un instant en suspens, nous voilà penchés
au-dessus de l’agonisante. Serait-ce là la première manifestation de la
mort ? mais non, le râle phénoménal, après quelques ratés, quelques
crachotements, se remet en marche, repart de plus belle, le cœur atteignant des
pulsations de coureurs cyclistes au sommet de l’effort, quand ceux-là dans
l’ascension d’un col classé hors catégorie, les plus redoutables, dégrafent leur
maillot et cherchent à gober tout ce qui peut ressembler à de l’air. Et pour
notre maman, la bouche ouverte à se décrocher la mâchoire, ce qui creusait
davantage son pauvre visage décharné, au point que l’on voyait le dessin de son
crâne sous la peau livide, on aurait aimé y déverser un torrent d’air pur pour
pallier les défaillances de sa moelle osseuse, le corps tout entier animé
maintenant de soubresauts comme sous le coup d’électrochocs en rafales, avec
parfois des pics sonores dont on se disait qu’ils correspondaient à l’ultime
soupir, après quoi la poitrine retombe et ne remonte plus, la tête se couche
sur le côté, et c’est l’effrayant silence. Mais non, la formidable machine
humaine repart encore, le corps reprend son branle frénétique, et c’est là que
dut s’imposer l’épisode subliminal qui ouvre ce livre qui parle d’elle, car ce
dont je me suis rendu compte bien après, c’est que, si je n’avais pas parlé de
cette agonie, c’est que j’en avais déjà parlé. La question, presque au sens
ancien du terme, de mise à la question pour obtenir des aveux, s’est trouvée
immédiatement réglée. On peut même dire que je n’aurai pas

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