Sur la scène comme au ciel
laisser une
porte ouverte. Il est exact que devant la tombe de mon mari, pointant le
mystère de la mort, j’ai confié à ma sœur Claire qui m’accompagnait au cours de
ma promenade dominicale au cimetière que pour moi, après, il n’y avait rien. Il
est sûr que l’espérance en la prière, il y avait bien longtemps que je n’y
songeais plus. Mais sur la fin on n’a plus ces jugements tranchés. Il nous
semble tellement, profondément, que l’on va retrouver ceux qui sont partis
avant nous. On les sent de plus en plus présents, proches, presque à portée de
voix. On jurerait que ça tient à pas grand-chose de reprendre avec eux le
dialogue interrompu. Alors, qu’est-ce qui ne va pas ? on devrait se
réjouir, comme à l’idée de revoir sa famille, ses amis. Ce qui ne va pas, c’est
tout bête, mais ça paraît tellement invraisemblable l’idée de quitter ce monde
quand on ne connaît rien d’autre, qu’on n’a toujours connu que celui-là, quand
on ne sait vraiment pas à quoi s’en tenir. On a beau avoir sous les yeux un
vrai sujet d’inquiétude, ce corps qui ne ressemble plus à rien, qui n’arrive
plus à se traîner, à redresser la tête, et bientôt à simplement soulever les
paupières, on n’arrive pas à y croire. Ce qui ne va pas ? C’est mourir. Ça
ne tient pas debout.
Mais cette lettre, en la relisant, avec un peu de recul, je
vois bien comme j’ai toujours eu peur de ne pas savoir exprimer mes sentiments,
et par conséquent qu’on mette en doute leur réalité. Je vous aime très fort,
et croyez à ma sincérité. Normalement, je vous aime très fort aurait
dû suffire. Quel besoin de risquer de passer pour insincère en cherchant à
arguer de sa bonne foi ? A moins que l’on doute soi-même de sa capacité à
aimer. Ce qui ne veut pas dire qu’on se sente incapable d’aimer. Ce qui veut
dire qu’il faut beaucoup d’arrogance pour parler au nom de l’amour. Quand on
est humble, on ne prétend pas incarner à soi seul un sentiment aussi fort. Et
donc, croyez à ma sincérité, il fallait comprendre : ce que
j’éprouve ressemble à de l’amour, mais peut-être vous en faites-vous une si
haute idée que ce que vous en percevez vous semble bien modeste. Mais
aiment-ils mieux et plus fort, ceux qui font l’étalage de leurs
sentiments ? Ont-ils plus d’amour à donner ? Lorsque je retrouvais
mes enfants, dont la pensée ne m’avait pas quittée pendant tout le temps de
leur absence, j’avais l’habitude, sitôt que retentissait la sonnette du
magasin, de courir jusqu’à la porte et, au moment de les embrasser, hissée sur
la pointe des pieds, de les retenir un instant contre moi, de déposer un baiser
un peu plus appuyé que le rapide baiser du soir sur leurs joues. Ce qui pour
moi avait valeur d’étreinte. J’essayais ainsi de leur faire passer par ce
supplément d’émotion combien j’étais heureuse de les revoir, combien, quoique
jamais devant eux je ne m’en sois plainte, ils m’avaient manqué, et aussitôt je
précisais que j’avais tout préparé, que s’il était l’heure du repas ils
n’auraient qu’à mettre les pieds sous la table, qu’il y avait ci ou ça qu’ils
aimaient, par exemple les langoustines à la saison, pas ces mollusques
caoutchouteux que l’on sort des bacs à glace, non, achetées bien vivantes qui
rosissent à la cuisson en se débattant, à la chair blanche veinée de corail,
ferme et onctueuse, et je leur laissais ma part, prétendant qu’au contraire
d’eux il ne tenait qu’à moi que je n’en mange toute l’année si je le désirais,
ce qui était devenu pour eux, mon argumentation, une sorte de leitmotiv
ironique et affectueux qu’ils reprenaient en chœur avant même que je refuse de
reprendre d’un plat : vous savez bien que je peux en manger tous les
jours. Mais je ne m’en vexais pas. Il était entendu ainsi, pour tout le monde,
que cette part, c’était ma part d’amour, et que cet amour, ils l’ingéraient
avec mon art de faire les sauces.
Mais prendre à bras le corps, couvrir de baisers, égrener
des mots doux, user de tendres diminutifs, ce n’était pas moi. Ce tante
Annick qui au-delà de mon neveu s’adressait à toute la famille, c’était, me
semble-t-il, ce qui me définissait le mieux. Il m’est arrivé de demander à des
jeunes gens qui n’étaient ni neveux ni nièces de m’appeler ainsi, lorsque le Madame n’était plus de mise, et que le prénom seul, hormis ceux
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