Sur le quai
souviens de Jean ?
La question le surprit bêtement. Il pensa tout d’abord à son
fils.
– Jean ? dit-il sans réfléchir. Mais c’est mon
fils…
– Non, je te parle de l’autre…
Et l’inconnu avait raccroché. Le laissant groggy.
Il avait ensuite subi la logorrhée matrimoniale de Maud dans un
état de totale apathie que celle-ci interpréta comme une
approbation muette.
Une demi-heure plus tard, sa secrétaire mit fin au soliloque de
la femme du sénateur en venant annoncer d’un ton aigre l’arrivée de
son rendez-vous suivant.
– Je n’en attendais pas moins de toi. Merci, Alex, dit Maud
en se retirant vivement sous le regard d’inventaire de la
secrétaire.
Il ne se souvenait même pas de ce qu’elle avait pu lui raconter
ni de ce qu’il avait pu lui promettre.
En tout cas, il pouvait compter sur sa secrétaire et maîtresse
occasionnelle pour ne pas lui trouver de rendez-vous avant six bons
mois.
Et puis, ce matin, chez lui, ce deuxième appel. Plus inquiétant.
Alors qu’il avait difficilement trouvé le sommeil et qu’il avait
fallu que le fils de Dany le provoque pendant tout le dîner en le
menaçant de se présenter dans la même circonscription que lui sur
une liste trotskyste aux prochaines municipales.
– Tu te souviens de la mort de Jean ? avait demandé la
même voix.
Mais ce n’était pas une question.
Il s’était tu.
– Tu vas payer, avait repris la voix.
Il s’était énervé.
– Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? avait-il
crié.
L’autre avait déjà raccroché.
9
– Merde, merde et merde !
Alexandre Caillard assena un violent coup de poing sur son
bureau et appela son cabinet pour prévenir sa secrétaire qu’il
serait en retard et lui demander d’annuler les rendez-vous de la
journée.
« C’est un coup tordu, se dit-il. Quelqu’un veut ma
peau. »
Mais qui pouvait connaître les conditions exactes de la mort de
Jean Lestrade.
Dany, sa femme, n’en avait eu que l’intuition.
L’homme qui l’avait poussé sous la rame était mort dans
l’explosion prématurée de la charge qu’il était en train de placer
contre un relais de télévision au fin fond de la Bretagne, au début
des années soixante-dix.
Le chauffeur de la 406 était décédé dans un banal accident de la
circulation.
Et François Cavalier, qui avait supervisé l’élimination de
Lestrade, s’était suicidé, en plein exercice de ses fonctions de
ministre de la Justice, le jeudi 17 juillet de l’été 2003 1 .
Il y avait encore l’ancien commissaire franquiste José Perez.
Mais lui aussi était décédé. D’un simple cancer de la prostate. En
1989.
Un instant, Alexandre Caillard songea au clochard qui avait
prétendu avoir vu un homme pousser Lestrade à l’entrée de la rame
dans la station. Pour se remémorer aussitôt que Cavalier avait pris
soin de le faire éliminer quelques semaines plus tard. Par
précaution.
Une rixe entre cloches autour d’une poubelle pour un morceau de
chiffon.
C’est vrai, François Cavalier ne laissait rien au hasard.
C’était un grand pro. Presque à l’égal de Pierre-Marie de
Laneureuville, qui avait fini par avoir sa peau.
Ce qu’il avait pu deviner de leur rivalité l’avait toujours
intrigué.
Pendant plusieurs décennies, le grand patron des basses œuvres,
le maître incontesté du coup tordu, avait été Xavier Cavalier, dit
« le Vieux ». Le père de François qui, contrairement à
son fils, venait de mourir de mort naturelle. À quatre-vingt-seize
ans. Le 25 novembre. Simplement débranché après avoir survécu à la
canicule.
Pierre-Marie de Laneureuville, de trois ans l’aîné de François
Cavalier, avait été le supérieur de ce dernier durant de longues
années. Dès le début des années soixante.
Donc, logiquement, Laneureuville était le commanditaire de
l’élimination de Lestrade. Tout au moins, il ne pouvait ne pas être
au courant.
Mais connaissait-il pour autant son rôle à lui, Alexandre
Caillard ?
Il était en droit de le supposer. Et, en conséquence, s’attendre
au pire de sa part.
Alexandre Caillard avait toujours été à la remorque de François
Cavalier. Il lui devait tout.
Cavalier l’avait même appelé à ses côtés à la Chancellerie au
titre de conseiller technique. Et, depuis trois ans, il était un
des avocats des laboratoires Crindos, une des bases du
« Service ».
Pour Laneureuville, il appartenait au
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