Survivant d'Auschwitz
suivait son cours, excitant, l’école, elle, nous paraissait de plus en plus ennuyeuse, voire inutile, et je fus de plus en plus occupé à explorer la rue. L’école était à plus d’une heure de chez moi et j’expliquai facilement mes absences en prétextant des difficultés de transport liées aux attaques aériennes ou des heures supplémentaires imprévues. Mais on ne me posait pas trop de questions à la maison, car la famille me laissait désormais beaucoup de liberté.
À force de traîner, je me familiarisai avec les quartiers les plus sombres de Berlin. Parmi mes déguisements pour passer inaperçu, j’avais un uniforme des Jeunesses hitlériennes, sans aucun insigne. La visite d’expositions montrant du matériel de guerre capturé était évidemment le grand must pour des adolescents comme moi, passionnés de technique. Je m’intéressais beaucoup aux avions, regardant de près comment étaient faits les sièges de pilote, les hélices, et pas un instant ne me souciais des panneaux indiquant que l’entrée était interdite aux non-Aryens. Je ne manquais pas non plus les attractions des fêtes foraines, où l’on trouvait la tête de Churchill au stand de tir, mais le clou de tout cela était les marionnettes, poupées ou soldats, que l’on remontait et qui se mettaient à danser au son de Lili Marleen ou En route pour la Terre des Ang(l)es* 1 .
Pour les plus exigeants, il y avait d’autres poupées, grandeur nature et vivantes celles-ci, qui arpentaient la Friedrichstrasse en manteau de fourrure et autres colifichets du dernier cri à Paris, en proposant leurs talents pour cinq marks. Les moins hardis trouvaient distraction avec des suppléments spéciaux, réalisés grâce aux rapines de guerre sur le front ouest, mais aussi avec des petits drapeaux, diverses attractions ou en écoutant les haut-parleurs en plein air.
Un jour, en sortant de la station aérienne du métro Unter den Linden , je me retrouvai nez à nez avec un défilé militaire. M’enfuir n’aurait fait qu’attirer l’attention et il me fallut jouer les spectateurs enthousiastes, en tout cas pendant les premières minutes. Je parvins à voir ce qui se passait, en glissant mon regard à travers les rangs serrés des postes d’avant-garde. Un cortège de grosses Daimler noires, capote ouverte, roulaient au pas sur la large avenue, acclamées par une foule immense.
La première voiture passa à moins de dix mètres de moi. Au même moment, tous les bras se levèrent pour faire le salut nazi. À l’intérieur, un homme à la mine sombre, l’expression sévère, dans une posture figée, regardait droit devant lui : Adolf Hitler. Il était suivi de la voiture du gros Göring et de l’état-major, qui semblaient éprouver la même indifférence envers la foule. Peut-être craignaient-ils que, parmi tous ces admirateurs venus les acclamer, beaucoup soient aussi loyaux que moi ?
L’état-major et le quartier général avaient leur siège entre le Tiergarten , la Potsdamer Platz et le bâtiment de la Shell. Un de mes amis, dont la mère était gouvernante chez un officier supérieur, s’était arrangé pour me faire pénétrer en ces lieux. Il trouvait que j’avais de bonnes manières, que j’étais bien élevé et il m’avait attribué, à moi seul parmi tous nos camarades de classe, l’honneur de pouvoir venir déplacer ses figurines d’échecs, en ivoire rouge et blanc.
Des voitures feldgrau se garaient entre les nombreuses villas. On entendait le cliquetis des téléscripteurs, le crépitement des machines à écrire et les claquements de talons à la prussienne. Dehors, dans les jardins, les stations mobiles d’émetteurs enregistraient le gazouillis des oiseaux et le bourdonnement des conversations belliqueuses. Des membres de la police militaire, bottes noires rutilantes, plaques de métal étincelantes épinglées à la poitrine, comme dans la Rome antique, surveillaient les rues. Les adultes ne s’occupaient pas de nous, pas plus que le Colonel, qui nous voyait jouer aux échecs dans son jardin. Sans doute était-il un habitué du luxueux appartement, où travaillait la mère de mon hôte, et n’y voyait-il aucun inconvénient.
La loi interdisait aux « non-Aryens » l’achat de livres, l’entrée des cinémas et des lieux publics. Ce n’était donc pas la peine que je demande de l’argent de poche. Je me consolais avec la carte mensuelle de métro que nous procurait l’école, et sans laquelle
Weitere Kostenlose Bücher