Survivant d'Auschwitz
les cruautés dont ils étaient capables.
Pour nous, la vraie vie de déporté ne faisait que commencer. Il allait nous falloir encore bien des souffrances pour avoir un tableau complet de la brutalité de ce système.
1 - NDLT : détenu de protection pour la sécurité du Reich. Détenus internés arbitrairement et préventivement dans les camps nazis, hors décision pénale.
Voir Mautthausen, camp de concentration national-socialiste (1938-1945) , Michel Fabréguet, Honoré Champion, 1999.
2 - Traduction en français : « Le travail rend libre. »
Chapitre 2
Jeunesse enchaînée
Une douzaine de jeunes, intimidés, l’angoisse au visage, montaient l’escalier du bloc 7. Gert et moi, qui avions l’avantage non seulement de parler l’allemand, mais de bien nous exprimer, avions été élus porte-parole et, d’un pas décidé, nous précédions le groupe. Juste derrière nous, Sally et Jonathan suivaient, et, plus en retrait, des Polonais et des Russes.
Nous savions combien il était important de faire bonne impression – c’était là notre seule arme –, et nous n’étions pas très sûrs de nous, en pénétrant dans le grenier. Là, au milieu de tas de vieilles briques et de bacs à mortier, des groupes de jeunes détenus se tenaient debout ou assis par terre. Ils faisaient des crépis, montaient et démontaient des cloisons, grattaient consciencieusement le mortier qui débordait et le remettaient dans les bacs. Un instructeur les initiait au secret de la voûte, un autre à l’art du crépi. Nous nous trouvions à l’école de maçonnerie.
Le personnel du bloc et quelques instructeurs relevèrent nos identités avec une étonnante bienveillance. Chacun, eux comme nous, et quelles que fussent les nationalités, tentait de se montrer sous son meilleur jour. Le doyen de bloc – celui qui prenait toutes les décisions importantes – n’était pas encore arrivé. On nous prévint : « Attention, tout dépend de lui. Tâchez d’avoir l’air correct et discipliné. Il est très particulier et très lunatique. Quand il a quelqu’un dans le nez, il est impitoyable. Sa détermination glaciale est une véritable arme à double tranchant ; elle vous protégera des SS fouille-merde, mais saura tout autant vous frapper si vous foutez le boxon. Alors, faites gaffe. »
Quand il fut annoncé, nous nous précipitâmes pour nous aligner, au garde-à-vous, le calot contre la couture du pantalon.
Un détenu de taille moyenne s’approcha. Sa tenue rayée bleu et blanc était un peu délavée mais bien repassée et, avec son pantalon lui flottant autour des jambes, il avait l’air d’un marin qui rentre au port. Son visage anguleux et sa mine austère étaient ceux d’un simple ouvrier allemand. Il portait un triangle rouge et son matricule sur la poitrine était parmi les numéros mille. Apparemment, c’était un prisonnier politique, arrivé ici deux ans plus tôt, mais avec des années de camp en Allemagne déjà derrière lui. Aujourd’hui, il était responsable de cette sorte d’îlot refuge qu’était pour les adolescents l’école des maçons. Cet homme, d’une quarantaine d’années, régnait à la fois en père et en dictateur sur quelque quatre cents adolescents, venus de Sibérie, de France et d’ailleurs.
Tel un général passant ses troupes en revue, il nous inspecta. S’arrêtant devant un petit Ukrainien au crâne tondu, il lui gratta du bout de l’ongle le haut de la tête et hurla : « Espèce de porc ! » Je fus la prochaine cible de ses railleries. J’étais tout devant dans le rang et il remarqua mes oreilles décollées. Il les tira très fort tout en les examinant attentivement. Bien que me demandant avec anxiété s’il allait trouver une raison de s’énerver, j’étais flatté qu’il s’intéresse à moi. « La prochaine fois, c’est dans tes oreilles qu’on ira planter les carottes ! », dit-il d’un ton bourru. Visiblement, notre prestige était au plus bas…
Il se campa à nouveau devant notre rang, les jambes écartées, les mains sur les hanches et, d’un ton impérieux, nous dit : « Repos, les coccinelles. À partir de maintenant, vous êtes membres de l’école de maçonnerie. » Il dévisageait chacun d’entre nous avec attention et arpentait le sol le long du rang, ses larges jambes de pantalon lui flottant autour des mollets.
« Ne vous figurez pas que vous allez vivre ici comme au bloc 2a », fit-il d’un ton
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