Survivant d'Auschwitz
faisaient que rendre nos conversations plus intéressantes. Les Ukrainiens bombaient le torse et nous exhibaient leurs muscles par d’étonnantes acrobaties, un appel en réalité – à tous ceux qui s’en croyaient capables – à venir se mesurer avec eux. Bien que ne connaissant rien à l’histoire du pays de ces agiles Européens de l’Est, force fut de constater très vite que je m’entendais aussi bien avec eux qu’avec mes copains d’enfance.
Avec les Tsiganes, les choses étaient plus délicates, mais une fois qu’ils avaient la preuve qu’on n’éprouvait aucun mépris à leur égard, il arrivait – suprême honneur pour quelqu’un d’extérieur à leur communauté – qu’ils initient au secret de leur langue les quelques rares amis qui avaient su gagner leur confiance. Certains eurent même le privilège d’assister à leurs séances de voyance.
Les Juifs s’avérèrent d’aussi bons et habiles ouvriers que les autres, à cette différence près qu’ils s’adaptaient mieux à la situation nouvelle. Fiers de montrer leur science, certains furent surnommés « Professeur ».
L’atmosphère d’optimisme que cette jeunesse avait réussi à créer au milieu d’un tel univers de destruction était vraiment impressionnante, et notre doyen de bloc avait peut-être eu raison de menacer du pire quiconque s’aviserait de la troubler.
Les jours s’écoulaient et nous nous habituions à la routine du quotidien. Le matin, à cinq heures précises, la sonnerie stridente de la cloche du camp retentissait et nous tirait de notre chaude insouciance. Des milliers de châlits se mettaient à grincer, de minuscules bouts de paille voltigeaient dans tous les sens dans les chambrées, et des nuages de poussière recouvraient – l’espace d’un instant seulement – la dure réalité. Des êtres, qui vivaient d’eau et de pain sec, frottaient hâtivement leur pli de pantalon, couraient au point d’eau, déjà surpeuplé, faisaient leurs besoins, puis se passaient de l’eau sur leurs mains amaigries et sur leur crâne chauve. Ensuite, ils retournaient à la chambrée et se mettaient en rang pour la distribution du breuvage, une décoction de glands, au goût presque bon pour ceux qui avaient sorti une tranche de pain cachée, épargnée sur leur maigre ration de la veille, et qui n’avait pas encore trop séché.
Chacun faisait ensuite son lit, secouant consciencieusement son sac de paille, afin de lui redonner une allure rebondie et homogène – sur le modèle de ce que le Troisième Reich attendait de ses sujets et plus particulièrement quand ceux-ci étaient blonds. Le « Reich de mille ans » était si strict sur la façon de faire son lit qu’un surveillant passait de temps en temps vérifier, sachant évidemment pertinemment que les châlits et autres installations du Führer avaient une durée de vie plus longue que celle des détenus qui les utilisaient.
Vers six heures, les blocs étaient vides et les prisonniers étaient regroupés en ce qu’on appelait les « kommandos de travail ». Un quart d’heure plus tard, ils sortaient, au pas, passant devant l’estrade où jouait l’orchestre. Le personnel de notre bloc et les quelques quatre-vingts adolescents de l’école des maçons restaient sur place.
À midi, la cloche retentissait, annonçant la pause. De grands et lourds tonneaux de soupe étaient tirés hors des cuisines. Le liquide qu’on nous servait parcimonieusement nous donnait plus faim qu’il ne nous rassasiait. Une ou deux fois par semaine seulement, nous avions un petit supplément, qui remplissait un peu l’estomac. Nous passions donc le reste de la pause à arpenter le camp, dans l’espoir de trouver quelque chose à « organiser ».
« Organiser » signifiait se trouver quelque chose à manger par tous les moyens, fût-ce la mendicité ou le vol. Qui avait la mine suffisamment misérable pouvait avoir la chance de tomber sur un responsable de chambrée au cœur assez tendre pour lui donner – s’il lui en restait encore, et si ses protégés ne se trouvaient pas dans les parages – un bol de soupe. L’autre moyen était de prendre d’assaut le tas d’ordures des cuisines, ce que nous ne manquions pas de faire, les jeunes Ukrainiens en tête. Si on nous chassait, nous revenions à la charge, essayant de harponner avec de longs bâtons pointus, passés à travers le grillage, les trésors interdits : du pain moisi, du chou pourri ou des
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