Survivant d'Auschwitz
préparait des mets qui, même à Berlin – pourtant le royaume du surplus –, n’existaient pas, je regardai par la petite fenêtre, qui donnait sur les douches, et aperçus un trio de Tsiganes jouant de la guitare devant quelques « huiles ». Au son de ces mélodies sentimentales qui montaient jusqu’à nous, je dégustai et grattai mon assiette jusqu’à la dernière miette.
Ce fut seulement alors que je lui racontai ce qui m’amenait, mais cela ne sembla pas l’impressionner le moins du monde. Non, m’expliquait-t-il, en dehors de ses quatre murs, seul endroit hors de portée de ses rivaux, il ne pouvait rien pour moi ou mes camarades.
« Mais vous autres, adolescents, sachez que vous trouverez toujours quelque chose à manger chez moi. Et puis viens me voir le soir, de temps en temps, tu es peut-être même de bonne compagnie ! dit-il pour me consoler. Je suis un vieux de la vieille et je sais comment il faut s’y prendre pour “organiser”. Cela fait dix ans que je vis comme cela. Avec ou sans Hitler, moi je ne sortirai jamais d’ici, mais vous ! Vous, qui pourriez sortir, vous n’allez pas survivre ! Il aurait mieux valu que tu ne connaisses jamais un lieu comme celui-ci.
« Regarde par la fenêtre », me dit-il en montrant les barbelés électrifiés, qui se perdaient à l’infini et sur lesquels brillaient, à intervalles réguliers, des ampoules rouges et blanches, tu crois peut-être que ces chambres à gaz et ces crématoires ont été faits pour qu’on leur survive ? Ils ne sont là que pour nous a-né-an-tir. Voilà à quoi ressemble ce monde civilisé, ce monde qui est censé nous éduquer, nous les criminels et vous les jeunes ! »
Si mon nouveau protecteur n’incarnait pas la moindre lueur d’espoir pour moi, du moins était-il accueillant et l’une des cinq personnes les plus influentes au camp, aussi décidai-je de cultiver cette amitié et d’aller le voir deux fois par semaine. Il était tout ridé et ressemblait à l’idée que je me faisais d’un bibliothécaire : tout chauve, avec un dentier, et un regard qui perçait derrière sa belle monture de lunettes. Une chose rappelait son passé glorieux : les tatouages d’un bleu un peu délavé – des cœurs, des poignards, des initiales – dont il arborait une impressionnante collection sur la poitrine et sur les bras.
Il me racontait ses histoires : des cambriolages rocambolesques, la liberté entre deux séjours en prison, la famille, qui l’avait oublié depuis longtemps, la captivité, si dure, dans les camps des Marais. C’était un vieux routier du monde carcéral et il semblait s’y être résigné.
« Tu sais pourquoi je m’intéresse tellement aux nouveaux arrivants, quand ils sont nus, juste avant qu’ils ne passent à la douche ? me demanda-t-il. Ce n’est pas par sympathie, crois-moi – c’est mon boulot de questionner les nouveaux détenus ; d’ailleurs dès qu’ils me parlent, je passe à un autre groupe. Non ! Ceux qui m’intéressent, ce sont précisément ceux qui se taisent, parce que si les gens n’ouvrent pas la bouche, c’est qu’ils ont quelque chose à cacher, et mon travail consiste précisément à trouver ce que c’est. Souvent ce sont des objets de valeur, que je remets ensuite aux SS. Mais enfin, ajouta-t-il en ouvrant un tiroir plein de bijoux qui lançaient des feux et de pièces d’or, je ne suis tout de même pas fou et je ne leur donne pas tout. Contre ces trésors, je peux tout m’offrir auprès de mes copains, et même les SS n’y sont pas insensibles. »
Le coiffeur du camp attira mon attention sur une trace, par terre, de forme carrée, d’une autre couleur que le parquet, à côté du mur. « Tu vois cela, ici ? En 1941, il y avait une armoire à cet endroit et, juste en dessous, l’entrée d’un tunnel d’évasion, creusé par des prisonniers de guerre russes. Cela semble presque incroyable, mais ils avaient réussi à creuser jusqu’à quelques mètres seulement de la dernière clôture, et là, ils ont été pris. Évidemment tout a été rebouché et plus un seul de ces pauvres diables n’est encore en vie aujourd’hui. »
Un jour, après m’avoir raconté une des ses nombreuses histoires déprimantes, reparlé pour la énième fois de ses ennemis, qui n’avaient qu’une chose en tête – le ruiner –, il me tint des propos qui m’effrayèrent : « Écoute, on en est arrivé à un point où je ne peux plus continuer à
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