Taï-pan
possédons cette île, il n’y a eu que des malheurs ! Tu as changé, Dirk a changé, Culum, moi. Pour l’amour de Dieu, que se passe-t-il ? Nous avions enfin décidé de partir et puis nous sommes en faillite. Nous sommes tous terrifiés, nous nous disputons affreusement, et la pauvre Ronalda et les enfants de Dirk sont morts. Et puis les lingots d’argent nous sauvent mais non, Dirk t’accule dans un coin et tu es trop faible pour lui résister, alors tu lui jures que tu resteras. Culum hait Dirk et Dirk hait Culum et toi tu es stupidement entre les deux, sans avoir le courage de prendre ce qui te revient de droit et d’aller en profiter chez nous. Je n’ai jamais été en retard avec mes bébés, et cette fois je suis en retard. Je n’ai jamais été malade mais maintenant j’ai l’impression que je vais mourir. Si tu veux savoir à quelle date nos malheurs ont commencé, je vais te la dire. C’est le 26 janvier 1841.
— C’est ridicule ! rétorqua-t-il, furieux de l’entendre dire ce qui le tourmentait depuis longtemps et comprenant que lui aussi il avait maudit cette île. C’est de la superstition stupide. La peste, c’était l’année dernière. L’écroulement de la banque, c’était l’année dernière. Simplement, nous ne l’avons appris qu’à Hong Kong. Et je ne suis pas stupide. Nous avons besoin d’argent, de beaucoup d’argent, et une année ce n’est rien du tout. Je pense à toi, à nos enfants et aux enfants de nos enfants. Il faut que je reste. La question est réglée.
— As-tu déjà retenu notre passage pour rentrer ?
— Non.
— Je te serais reconnaissante de le faire immédiatement. Je ne vais pas changer d’avis, si c’est ce que tu crois !
— Non, Sarah, dit-il froidement. Je ne crois pas que tu changeras d’avis. J’attendais de savoir ce que tu éprouvais. Nous avons bien assez de navires disponibles. Tu le sais très bien.
— Dans un mois je me sentirai très bien et…
— Non. Et ce serait dangereux de partir si tôt, pour toi comme pour le bébé !
— Alors tu consentiras peut-être à nous accompagner ?
— Je ne peux pas.
— Naturellement. Tu as des choses plus importantes à faire, grinça-t-elle. Tu as peut-être une autre catin païenne qui t’attend !
— Ah ! tais-toi, bon Dieu ! Je t’ai répété mille fois…
— Dirk a déjà la sienne dans l’île. Pourquoi serais-tu différent ?
— Il a la sienne ?
— Il ne l’a pas ? »
Ils s’affrontèrent du regard, avec haine.
« Tu ferais bien de partir », dit-elle sèchement en lui tournant le dos.
Mary Sinclair apporta les dernières touches à sa coiffure et y épingla la petite couronne de fleurs sauvages que Glessing avait envoyée.
Sa robe, en shantung noir brillant, ample et bien serrée à la taille, était gonflée par de nombreux jupons qui bruissaient quand elle marchait. Elle était largement décolletée, à la dernière mode, révélant des épaules satinées et une gorge éblouissante.
Elle s’examina dans la glace, sans joie.
Le visage dans le miroir était étrange. Il y avait une douceur insolite dans les yeux, une pâleur aux joues… Les lèvres étaient d’un rouge sombre et brillant.
Mary savait que jamais elle n’avait été aussi jolie.
Elle soupira et prit son calendrier. Mais il était inutile de compter et de recompter les jours. Le résultat serait toujours le même et la découverte que le calendrier lui avait hurlée ce matin-là ne changerait pas. Tu es enceinte.
Oh ! mon Dieu mon Dieu mon Dieu.
22
C ULUM s’inclina courtoisement, salua machinalement, et un nouvel invité alla se perdre dans la foule élégante. Depuis une heure, il se tenait à côté de son père et de son oncle, pour accueillir les invités, et il avait hâte que ce rituel prît fin.
Il contempla la piste de danse. Parmi les épaules nues, les robes de toutes couleurs et les uniformes chamarrés, il aperçut Mary Sinclair. Il fut un peu irrité de la voir s’entretenir avec Glessing. Mais tu ne dois pas être jaloux, se dit-il. Mary est manifestement la plus belle et George a bien raison d’être avec elle. Je ne lui en veux pas du tout.
Deux estrades avaient été érigées de part et d’autre de la piste, une pour la musique de la flotte, l’autre pour l’armée. Quand le général avait appris que l’amiral avait consenti à prêter sa musique pour la soirée, il s’était empressé d’en faire autant.
Les militaires,
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