Taï-pan
tombe ?
— Je veux bien parier la forte somme que Sir Robert Peel et les Conservateurs renverseront les Whigs dans l’année.
— Voilà un diable de pari bien dangereux. J’avancerais moi-même de l’argent contre vous.
— Parieriez-vous l’ Oriental Times contre la chute des Whigs avant la fin de l’année – et une acceptation de Hong Kong par la Couronne ? »
Struan savait bien qu’un tel pari placerait Skinner entièrement de son côté ; la perte du journal était peu de chose, à côté. Mais il se trahirait en acceptant trop vite.
« Vous n’avez pas une chance au monde de gagner ce pari !
— Pas d’accord, monsieur Struan. L’année dernière, l’hiver, chez nous, a été des plus terribles, industriellement et économiquement. Le chômage est incroyable. Les récoltes ont été épouvantables. Savez-vous que le prix du pain est monté à un shilling et deux pence la miche, à en croire le courrier de la semaine dernière ? Le sucre est à huit pence la livre, le thé à sept shillings et huit pence , le savon neuf pence le pain, les œufs quatre shillings la douzaine, les pommes de terre un shilling la livre, le bacon trois shillings six pence la livre. Prenez les salaires. Les artisans, maçons, plombiers, charpentiers, gagnent dix-sept shillings et six pence par semaine pour soixante-quatre heures de travail, les ouvriers agricoles neuf shillings par semaine pour Dieu sait combien d’heures de travail. Les ouvriers d’usine se font dans les quinze shillings, quand ils trouvent du travail. Bon dieu, monsieur Struan, vous vivez sur des sommets incroyablement riches où vous pouvez donner mille guinées à une fille, simplement parce qu’elle a une jolie robe, alors vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir, mais en Angleterre, une personne sur onze est un miséreux. À Stockton, près de dix mille personnes ont gagné moins de deux shillings par semaine, l’année dernière. À Leeds, trente mille, moins d’un shilling. Presque toute la population meurt de faim, et nous sommes le pays le plus riche de la terre. Les Whigs ne veulent rien voir et ils refusent de reconnaître des conditions évidentes et monstrueusement injustes. Ils n’ont rien fait contre les chartistes, à part prétendre que ce sont des anarchistes. Bon Dieu ! Des enfants de six ou sept ans travaillent douze heures par jour, des femmes aussi, et c’est de la main-d’œuvre à bon marché et ils mettent les hommes en chômage. Pourquoi les Whigs s’en soucieraient-ils ? Ils possèdent la majorité des fabriques et des usines. L’argent est leur dieu, de plus en plus, et au diable les autres gens. Les Whigs refusent d’aborder le problème irlandais. Il y a eu une famine l’année dernière, et s’il y en a une autre cette année, l’Irlande entière se révoltera et ce ne sera pas trop tôt. Et les Whigs n’ont pas levé le petit doigt pour réformer la banque. Pourquoi le feraient-ils ? Ils possèdent aussi les banques ! Voyez donc votre coup de malchance. Si nous avons de bonnes lois pour protéger les titulaires de comptes des maudites machinations de ces maudits Whigs… »
La figure congestionnée, les bajoues frémissantes, hors d’haleine, il se tut brusquement.
« Excusez-moi. Je ne voulais pas faire un discours. Mais naturellement, les Whigs doivent céder la place ! Je dirai même que s’ils ne partent pas d’ici six mois, il y aura en Angleterre un bain de sang à côté duquel la Révolution française aura l’air d’une partie de plaisir. Le seul homme qui puisse nous sauver est Sir Robert Peel, par tout ce qu’il y a de sacré ! »
Struan se rappelait ce que Culum lui avait dit, sur les conditions de vie en Angleterre. Robb et lui-même avaient considéré cela comme les divagations d’un étudiant idéaliste. Et lui-même avait négligé ce que son propre père écrivait, en jugeant cela exagéré.
« Si Lord Cunnington est débarqué, qui sera aux Affaires étrangères ?
— Sir Robert lui-même. À défaut, Lord Aberdeen.
— Mais tous deux sont opposés au commerce libre.
— Oui, mais tous deux sont libéraux et pacifistes. Et une fois au pouvoir, ils devront changer. Chaque fois que l’opposition obtient le pouvoir et les responsabilités, elle change. Le commerce libre est la seule chance de survie de l’Angleterre – vous le savez – et ils seront obligés de le défendre. Et ils auront besoin de tout le soutien possible des puissants
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