Talleyrand, les beautés du diable
réellement.
Et comme elle accoucha du petit Eugène à peine plus de six mois après la terrible ablation, on murmura qu’avec ou sans tumeur le ministre portait des cornes.
Car un enfant de six mois n’était pas viable.
Enfin, si l’on compare attentivement le tableau figurant Charles Maurice, signé Paul Prud’hon et visible au musée Carnavalet, avec l’autoportrait d’Eugène conservé au musée des Offices de Florence, on ne peut qu’être troublé par la ressemblance des visages : la même morgue, le même nez retroussé, la même malice dans le regard.
Le doute subsiste ? Ce dont on est sûr, c’est que Charles Maurice ne s’est pas contenté de coucher dans le lit du ministre Delacroix, il lui a aussi pris son maroquin !
Madame de Staël a donc fini par gagner son pari. Son favori a enfin décroché un portefeuille. Celui des Relations extérieures, précisément.
Mais l’affaire ne s’était pas faite sans mal.
D’abord il avait fallu convaincre Barras, le plus influent des directeurs depuis la création du nouveau régime, le 2 novembre de 1795.
D’aucuns disaient « le plus pourri ».
Germaine avait commencé par obtenir une audience pour son protégé et elle avait décidé de l’accompagner au palais du Luxembourg en le tenant par la main, un peu comme pour une première danse.
Barras n’en crut pas ses yeux.
— Il ressemble à Robespierre, vous ne trouvez pas ? souffla-t-il à l’oreille de la cavalière.
— Il vaut beaucoup mieux, ronronna Germaine. Il n’y a pas de meilleur et de plus fidèle ami. Il vous sera tout dévoué. Il brûle de se consacrer au service de la République et de la liberté, il se mettra au feu pour vous...
Le directeur resta de marbre. Il écouta, il observa. Il se demanda sans doute si Talleyrand pouvait être aussi intrigant, ambitieux et cupide qu’il ne l’était lui-même.
Brisant le silence, Charles Maurice s’inclina profondément devant lui en murmurant :
— Serviteur... serviteur respectueux, serviteur reconnaissant. Il n’y a que mon admiration qui puisse égaler mon respect et ma reconnaissance.
Puis, en boitant discrètement, il se dirigea vers la sortie.
— Général, ajouta à mi-voix madame de Staël (elle savait que Barras aimait qu’on lui donnât du « général »), je ne vous ai encore rien dit de particulier sur le citoyen Talleyrand ; j’aurais embarrassé sa modestie ; je ne puis vous parler, comme il convient, qu’en son absence. Je reviendrai donc demain et je vous demande une audience entière.
Et le lendemain ce fut de la grande Germaine !
Exaltée, incandescente, elle bondit sur Barras, lui serra les deux mains, l’obligea à s’asseoir à côté d’elle sur un canapé et attaqua sa plaidoirie dans les aigus tout en gesticulant et en laissant apparaître les blancheurs d’un sein agité dans l’entrebâillement de son corsage :
— Mon ami, mon ami, je ne compte que sur vous, sans vous nous sommes perdus. Si vous saviez comme il est enthousiaste de vous ! Il m’a dit... savez-vous bien ce qu’il m’a dit ? Il m’a dit qu’il vous considérait comme quelque chose de surhumain. Quant à lui, il a et conservera toujours un pied dans tous les partis, vous ne trouverez donc jamais un agent plus utile...
— Un pied ?
— Vous ne trouverez jamais un auxiliaire aussi précieux, vous dis-je !
— Quelle sorte d’auxiliaire ? demanda le directeur qui était parvenu à récupérer ses mains et qui commençait d’être un peu exaspéré.
« La gorge houleuse, la voix haletante », elle lui répondit alors, suppliante, menaçante :
— Faites-en un ministre ! Il m’a dit qu’il allait se jeter à la Seine, si vous ne lui donnez pas le portefeuille des Affaires étrangères !
— Mes collègues du Directoire sont unanimes à le mépriser.
— Tant mieux pour vous, général, répliqua madame de Staël sans se départir ; c’est précisément parce que Talleyrand sera le plus mal avec tous vos collègues qu’il sera le mieux avec vous. Il fera la police pour vous comme un bon chien de berger ; c’est, à la lettre, le chien le plus fidèle que vous puissiez avoir.
— Ah, soupira Barras qui ne semblait pas vraiment convaincu.
Cependant, avant de signifier son congé à la volcanique fille de Necker, il ajouta :
— Engagez tout de même votre ami à ne pas se noyer, car alors il ne serait plus possible de rien faire de lui.
Et, à
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