Talleyrand, les beautés du diable
flaire, il gémit et bientôt il s’assoit sur la tombe et il hurle, Mohilof, il hurle à la mort...
Mais Fortuné le vengera bientôt.
C’était un carlin, lui aussi, le petit chien Fortuné, et il aimait tant à partager les oreillers de Joséphine.
— Voilà mon grand rival, racontera Bonaparte. Un jour où il était en possession du lit de madame, j’ai voulu l’en faire sortir. Prétention inutile. Il fallait que je me résigne au partage ou que j’aille coucher ailleurs. Cela me contraria assez, mais c’était à prendre ou à laisser. Je me résignai. Hélas, lui, il fut moins accommodant que moi. Tenez, regardez, j’en porte la preuve à ce mollet !
À Sainte-Hélène, quelques jours avant sa mort, la victime des crocs acérés de Fortuné consentira enfin à reconnaître sa pleine et entière responsabilité dans l’affaire de Vincennes.
— C’est moi et moi seul qui, en pleine conscience, ai fait du duc d’Enghien de la poussière avant le temps.
Sans doute, au moment de paraître devant l’Éternel, avait-il tenu à disculper son ancien grand chambellan que l’on avait tant accablé.
— J’affirme que Talleyrand était favorable à la suppression du prince, avait en effet soutenu le chancelier Pasquier.
— Le tigre avait senti l’odeur du sang. Mes paroles eussent été vaines pour le ramener à d’autres sentiments, s’était justifié Charles Maurice auprès de madame de Rémusat.
— Mais il aurait été de votre devoir de démissionner si vous réprouviez cette exécution !
— Si, comme vous le dites, Bonaparte s’était rendu coupable d’un crime, ce n’était pas une raison pour que je me rendisse coupable d’une sottise.
Un jour, sous la Restauration, le hasard voudra qu’il rencontre le prince de Condé. On les présente :
— Ah ! vous êtes un Talleyrand-Périgord ! dit Condé malicieusement. Mais oui, je me souviens très bien de vous. Vous étiez archevêque de Reims et grand aumônier du roi, n’est-ce pas, avant la tourmente qui nous a tant meurtris !
Puis, feignant toujours de confondre l’oncle et le neveu, il ajoute :
— Nous nous sommes croisés en exil, je crois. Ah ! monsieur l’archevêque, que je suis heureux de vous revoir !
Et il n’en a pas fini ! Prenant Talleyrand par le bras, presque familièrement, il lui parle du passé et il s’emporte bientôt en invectives contre la Révolution, l’Empire et tous ceux qui les avaient servis :
— Je suis bien fâché d’avoir à vous dire cela, ajoute-t-il, mais je crois que de tous les coquins que la terre de France a pu engendrer, le plus grand est sans contredit votre neveu, qui, doublement apostat comme gentilhomme et comme prêtre, se trouve aussi être un des principaux ministres de Bonaparte lors de l’assassinat de mon malheureux fils, le duc d’Enghien.
Et pendant tout le monologue du prince, Talleyrand ne dit mot, il garde le plus imperturbable sang-froid.
Enfin, Condé s’éloigne de lui.
— Adieu, monseigneur l’archevêque, lui dit-il. Revenez me voir quand vous voulez, mais je vous conjure de ne m’amener jamais le drôle qui a déshonoré votre famille, car, s’il paraissait ici, devant moi, je serais obligé de le faire jeter par les fenêtres !
Le mari de madame Grand était habile, souple et méprisant.
— Il estimait que médisances, calomnies, injures, obéissent à la loi de la pesanteur, a noté le comte de Saint-Aulaire. Tout cela descend mais ne monte pas. Il était trop haut à ses propres yeux pour n’être pas toujours très au-dessus de ses ennemis. Ils le servaient en parlant de lui, c’était un élément de sa publicité.
— Oui, ajoute Lamartine, chez lui le mépris du vulgaire était élevé à une telle hauteur qu’il faisait presque l’illusion d’une vertu.
Chapitre dix
Le clou du Christ
Le 18 mai 1804, Napoléon Bonaparte est proclamé empereur des Français.
— Talleyrand est un de ceux qui ont le plus contribué à établir ma dynastie, admettra le Corse devenu successeur de Charlemagne.
En récompense, Charles Maurice figura très vite parmi les grands officiers du palais. En qualité de grand chambellan de Sa Majesté mais tout en conservant son ministère des Relations extérieures.
Certes, il ne pouvait dissimuler une certaine satisfaction à l’idée qu’on lui donnerait dorénavant du pompeux « Votre Excellence » et non plus du simple « citoyen ministre », mais comme il
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