Talleyrand, les beautés du diable
pose de la première pierre du monument expiatoire élevé sur notre actuelle place de la Concorde – autant dire à deux pas de Saint-Florentin – à la mémoire de Louis XVI, de la famille royale et des martyrs de la Révolution, il semble s’ennuyer à mourir.
— Il était d’une indifférence épouvantable, a noté le comte austro-hongrois Rodolphe Apponyi qui a pris plaisir à l’observer, comme on étudie un fossile. Ses traits, toute sa physionomie étaient immobiles comme ceux d’une statue. Il est resté isolé pendant toute la manifestation, comme un galeux.
Paris n’est pas gai, Valençay est trop grand, trop vide :
— J’y reste pour surveiller le médecin qui est tombé malade, ironise-t-il.
Pont-de-Sains ressemble à une « thébaïde moussue », Bourbon-l’Archambault est sinistre :
— Cette année, il n’y a pas un rhumatisme de connaissance, dit-il à l’été de 1827.
Aix-la-Chapelle, Nice... il ne tient pas en place. On dirait que d’un point de chute à l’autre il essaie de fuir sa neurasthénie.
Heureusement qu’il y a Dorothée et Pauline qu’il retrouve régulièrement en Touraine, à Rochecotte, près de Langeais. Sa nièce, qui vient de se séparer officiellement d’Edmond, y a en effet acheté un petit château dans lequel il parvient un peu à oublier le règne de Charles X, le règne de l’ennui.
Le croisant un jour aux Tuileries, Chateaubriand en fut tout étonné :
— J’ai vu monsieur de Talleyrand, dit-il, j’ai cru qu’il avait tourné à la tête de la mort...
— Monsieur de Polignac quittera bientôt les affaires pour être grand chambellan à la place de monsieur de Talleyrand qui ne devrait plus tarder à mourir, ajoutait de son côté monsieur de Genoude, un ultraroyaliste qui passait aussi pour être l’homme le plus pieux du royaume.
— Il n’est plus aujourd’hui qu’un historique vieillard, insistait Molé.
— Oui, le lion est bel et bien mort, continuait Guizot qui ne brillera jamais au chapitre de la perspicacité.
Non. Le vieillard à tête de mort, le lion neurasthénique, le Diable boiteux vivait seulement en léthargie.
La « momie » hibernait, elle attendait son heure pour agiter une nouvelle fois son vieux bâton.
— Oui, confiait Charles Maurice à la fantasque Dorothée qui aurait pu être sa petite-fille mais qui veillait sur lui comme une mère, le mieux est d’attendre et de n’y plus penser.
Attendre jusqu’au 8 août de 1829, jour où le roi imbu décida de porter l’élégant Jules de Polignac à la présidence de son conseil.
Or, ce fils de l’ancienne favorite de Marie-Antoinette était la caricature même de l’émigré qui avait « tout oublié et rien appris ».
— Son imbécillité n’a d’égal que son aveuglement, se réjouit le vieux diable en se frottant les mains et en se préparant à bientôt jaillir de sa boîte.
D’autant que Polignac n’hésita pas à mettre ses gros pieds dans les petits plats de porcelaine de la monarchie fragilement restaurée. Est-ce qu’il n’eut pas l’idée saugrenue, par exemple, de confier le portefeuille du ministère de l’Intérieur au comte de La Bourdonnaye, un ex-chouan, ancien officier de l’armée de Condé, devenu bonapartiste et déserteur à trois jours de la bataille de Waterloo !
— Ce n’est pas un cabinet, ronchonna l’ermite de la rue Saint-Florentin, c’est une provocation.
Si Charles X soutenait mordicus qu’il n’avait pas d’autre alternative, s’il répétait avec cette obstination qui commençait de sentir fort le gâtisme :
— Je ne suis pas comme mon frère Louis XVI, moi ! Je ne veux pas monter en charrette !
— Sire, lui faisait calmement remarquer Talleyrand qui n’était pas encore sénile, lui, Votre Majesté oublie la chaise de poste !
À soixante-quinze ans, le prince qui traînait la jambe n’avait rien perdu de sa vivacité d’esprit.
Un après-midi, dans le salon d’une dame qui avait absolument tenu à le recevoir et qui lui avait, à cette occasion, proposé le plus confortable de ses sièges en lui glissant à l’oreille :
— Je suis sûre que vous serez fort à l’aise dans ce fauteuil dont j’ai fait rembourrer pour moi le dossier d’une manière extraordinaire...
À peine assis, il répondit froidement :
— Non, madame, je n’y suis pas trop bien. Votre fauteuil est comme le temps qui court, il fait hausser les épaules.
Mieux valait hausser les
Weitere Kostenlose Bücher