Tarik ou la conquête d'Allah
Juif qui
a fui les persécutions dirigées contre son peuple en Ishbaniyah et qui a trouvé
asile dans nos montagnes. Cet Isaac a encore des parents là-bas et il m’a
assuré que ceux-ci sont tout prêts à nous aider. Tu le rencontreras aujourd’hui
même et je suis sûr qu’il te fera bonne impression.
— Il me suffit de savoir que
c’est l’un de tes parents. Je suis prêt dès lors à remettre ma vie entre ses
mains, déclara Mughit.
Tarik n’était pas dupe de ces belles
paroles prononcées avec une apparente sincérité, mais formulées trop hâtivement
pour être totalement réfléchies. Cet idiot avait failli tout compromettre avec
ses rancœurs imbéciles contre les Juifs. Il comprenait bien que c’était pour
réparer sa faute que son subordonné se déclarait rempli de bonnes intentions
envers Isaac. Il préviendrait ce dernier d’avoir à se méfier de son compagnon.
Dans la nuit sombre, les vagues se
brisaient mollement sur les rochers de la crique où Mughit et Tarif Ibn Malik
attendaient les bateaux qui devaient leur faire traverser le détroit. Le grand
moment était enfin arrivé. Des mois durant, Mughit avait craint que le wali de
Tingis ne renonce à son projet. Il lui pressait de découvrir cette Ishbaniyah
que le Juif lui décrivait comme un véritable paradis.
Il avait dû surmonter ses réticences
pour collaborer avec ce curieux personnage. De petite taille, le visage glabre,
les yeux verts, Isaac ne ressemblait guère aux Israélites qu’il avait connus
jusque-là. Il n’était ni obséquieux ni craintif. Son long séjour chez les
Berbères lui avait fait adopter leur mode de vie à la grande surprise de ses
coreligionnaires citadins qui se méfiaient de lui et l’acceptaient à contrecœur
dans leur synagogue au sol orné de belles mosaïques. Peu à peu, les relations
entre les deux hommes s’étaient renforcées. Ayant appris que la famille de son
interlocuteur était originaire de Palestine, Isaac l’avait longuement interrogé
sur la Terre sainte et soupiré en entendant Mughit évoquer les collines ocre de
Judée et les montagnes de Galilée surplombant le lac de Gennesareth. L’adjoint
de Tarik avait, en retour, apprécié les précieux conseils de son guide. Ce
dernier lui avait appris que, depuis des années, le royaume des Wisigoths était
en proie à une série de catastrophes. Le clergé avait eu beau multiplier les
processions et les messes, les récoltes pourrissaient sur pied et les animaux
mouraient par milliers. Il ne fallait donc pas s’attendre à y trouver des
approvisionnements en quantités suffisantes. Sur la foi de ces informations,
Mughit avait choisi des hommes particulièrement robustes et endurants et mis au
point un système de ravitaillement efficace.
L’heure du départ avait enfin sonné.
Pour ne pas éveiller la méfiance des Chrétiens de Tingis, des infidèles rompus
à toutes les traîtrises, les Berbères de la tribu des Ghumama s’étaient
regroupés à bonne distance de la ville. Dans le lointain, Mughit distingua
plusieurs feux. Les navires venus de l’ancienne Rusicade [10] approchaient. Il
fallut à peine deux heures aux hommes et aux chevaux pour embarquer. Par
chance, un vent favorable se leva et la traversée se déroula sans encombre. Au
petit matin, les voyageurs purent apercevoir au loin les côtes
d’Ishbaniyah : une vaste plaine dominée par des montagnes escarpées. Ils
débarquèrent dans une anse déserte. Tarif Ibn Malik veilla à ce que les hommes,
même dispensés du jeûne, récitassent la première prière de la journée afin de
remercier Allah le Tout-Puissant et le Tout-Miséricordieux de les avoir
protégés de la fureur des flots.
Pendant que le chef yéménite
surveillait l’installation d’un campement provisoire, Mughit al-Roumi et Isaac
partirent explorer les environs avec une cinquantaine de cavaliers. Des
oliveraies et des vignobles s’étendaient à perte de vue. La troupe finit par
arriver dans une villa romaine qui avait conservé quelques beaux restes de sa
splendeur passée. En les apercevant, les esclaves s’enfuirent tel un essaim
d’oiseaux affolé par un bruit suspect. Seul un petit homme malingre resta sur
place. Il observait les arrivants avec une sorte de détachement ironique comme
si ce qu’il pouvait craindre d’eux était moindre que ce qu’il avait enduré
jusque-là.
Isaac l’interrogea dans sa langue
tout en traduisant pour Mughit al-Roumi leurs propos :
— Qui
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