Tarik ou la conquête d'Allah
d’Ishbaniyah.
Chapitre II
Dans le palais, un cri de bête
sauvage retentit. C’était le rugissement rauque poussé par un animal blessé à
mort. S’ensuivit un vacarme épouvantable, comme si une horde de sangliers
pourchassés par une meute de chiens féroces renversait meubles, statues et
torchères sur son passage. Les esclaves se figèrent de terreur. Réveillés en
sursaut de leur torpeur, les soldats eux-mêmes hésitaient sur la conduite à
tenir, préférant attendre l’intervention d’un officier. Chacun connaissait les
violents accès de colère de l’exarque au cours desquels il perdait le contrôle
de lui-même, jusqu’à pouvoir tuer, intentionnellement ou accidentellement,
celui qui avait provoqué son mécontentement.
Salomon, le chef des gardes, décida
d’attendre quelques minutes avant de rejoindre son supérieur. La cause de ce
tohu-bohu lui apparaissait clairement. Le matin même, une sentinelle l’avait
fait appeler à la porte principale de Septem. Une vieille femme, accompagnée
jusqu’aux abords de l’enceinte par deux guerriers ismaélites, s’était présentée
à l’entrée de la cité. Son comportement était des plus suspects. Non seulement
elle venait de Tingis, sous bonne escorte, mais elle avait de surcroît exigé
qu’on l’emmenât immédiatement auprès de Julien, auquel elle prétendait avoir un
message à remettre. La sentinelle l’avait renvoyée. En vain. Elle était revenue
à la charge et avait menacé le soldat de le faire punir s’il n’exécutait pas
son ordre.
Du premier coup d’œil, Salomon avait
reconnu Bathilde, la servante franque de Florinda, et l’avait conduite jusqu’au
palais où Julien, interrompant toutes ses activités, l’avait reçue sur la
terrasse, loin des oreilles indiscrètes. C’est là que s’était déroulée la scène
qui plongeait tous les habitués de la résidence dans l’effroi. Quand,
surmontant ses appréhensions, le chef des gardes s’approcha du gouverneur, il
le trouva prostré. À ses pieds gisait Bathilde, sans connaissance. L’officier
la confia à un esclave, ordonnant qu’elle soit ramenée auprès d’eux dès qu’elle
aurait retrouvé ses esprits.
L’exarque resta longtemps
silencieux. Il paraissait honteux de son attitude. Finalement, d’un ton las, il
expliqua à son adjoint ce qui s’était passé. Au lieu de lui remettre une lettre
de Florinda, dont il était sans nouvelles depuis des mois, Bathilde lui avait
tendu un œuf pourri. C’était si saugrenu que Salomon hésita avant de lui
demander plus d’explication.
— Tu as devant toi, poursuivit
tristement Julien, le plus malheureux des pères. Cet œuf est un signe convenu
entre ma fille et moi. Cela veut dire qu’elle a été déshonorée par Roderic, ce
porc immonde qui ne mérite pas le nom de Chrétien. Jamais je n’aurais dû
autoriser Florinda à accompagner Akhila à Toletum chez ces Barbares qui se
comportent comme s’ils vivaient encore dans leurs forêts de Germanie. Je jure
solennellement devant Dieu que cet affront ne restera pas impuni et que ce
félon regrettera amèrement son crime.
Quand Bathilde, remise de ses
émotions, reparut devant les deux hommes, Julien, pour se faire pardonner sa
conduite, lui annonça qu’il avait décidé de l’affranchir et de lui verser une
somme rondelette. Le regard de la vieille femme brilla d’une furtive lueur de
joie. Ce geste la payait largement de tout ce qu’elle avait enduré jusque-là.
Dissimulant son trouble, elle se lança dans un long récit sur son séjour à la
cour.
À son arrivée, Florinda avait été
reçue avec tous les égards dus à son rang : n’était-elle pas la nièce du
roi ? Une aile du palais lui avait été réservée et, dans ses appartements,
elle avait trouvé de somptueux cadeaux : bijoux, étoffes, parfums,
psautiers et évangéliaires ornés de pierreries. Elle avait fait l’admiration de
tous par l’élégance de ses manières, son affabilité et sa douceur. Durant
plusieurs semaines, elle avait coulé des jours heureux. Elle avait confié à sa
servante que les fêtes auxquelles elle assistait lui faisaient oublier la
monotonie de sa vie passée à Septem et l’ennui que lui inspiraient les jeunes
aristocrates romains, en fait des rustauds mal dégrossis dont les plaisanteries
ne l’amusaient guère.
Selon Bathilde, Florinda avait
ensuite déchanté. Amasaluntha, l’épouse de Witiza, lui avait fait comprendre
sans ménagement
Weitere Kostenlose Bücher