Tarik ou la conquête d'Allah
s’il était le seul à porter une tunique
de laine rêche et sombre pour bien marquer son mépris des richesses et des
vanités. Abd al-Rahman l’en moqua aimablement :
— Sans doute, très estimable
Ibrahim, voulais-tu être sûr que je remarque ta présence ? Tu es la seule
tache noire au milieu de ces tuniques multicolores !
— Je suis vêtu comme doit
l’être un pieux Musulman.
— Insinues-tu que je ne le suis
pas ?
— Qu’Allah me préserve d’un tel
blasphème ! Tu es l’émir et, à ce titre, tu as des obligations à remplir.
Tel n’est pas mon cas. Je vis loin de la ville et me contente du peu que je
possède. Libre aux autres de s’habiller comme ils l’entendent et de porter des
vêtements de prix. Je me soucie moins des apparences que du salut de mon âme.
— Voilà qui fera honte à ton
voisin, Abdallah Ibn al-Shami, que je sais fort soigneux de sa personne.
— Pas au point, répliqua
l’intéressé, de vouloir afficher ostensiblement ma dévotion à Allah qui est
pourtant profonde et sincère. Cela dit, je me félicite de la présence de notre
ami dont j’apprécie les poèmes. Je les préfère de loin à ceux, plus
conventionnels, d’Abdallah Ibn Bakr. Ils sont aussi vides que le cerveau de
leur auteur.
— Tu parles de mon poète
officiel, plaisanta Abd al-Rahman.
— Et c’est bien ce que je lui
reproche. Il confond le manque d’imagination avec les devoirs de sa charge. Or
celle-ci n’interdit pas l’intelligence et l’imagination. Songe aux vers
sublimes qu’Abu Nawass a composés en l’honneur de califes ou de notables.
C’étaient des pièces de commande et je suis sûr qu’il ne pensait pas un traître
mot de ce qu’il écrivait. Pourtant, il respectait suffisamment son art pour ne
pas l’utiliser à mauvais escient ou pour galvauder son grand talent.
— Moins que son impiété,
grommela al-Shami.
— Tu ne fais là que corroborer
mes dires, tonna le dignitaire religieux. Je vois que tu connais fort bien ses
œuvres. C’est dans un poème écrit peu de temps avant sa mort qu’Abu Nawass
invoque « la miséricorde de Dieu, plus grande que mes péchés ». Sans
t’en apercevoir, tu t’es trahi. Tu as beau prétendre vivre dans tes montagnes
et te consacrer exclusivement à la prière, tu n’as pas oublié, tu viens d’en
donner la preuve, tes anciens compagnons.
Furieux et craignant les
conséquences de sa bévue, Ibrahim Ibn Suleïman al-Shami fit diversion en
faisant appeler auprès du souverain deux frères dont il vanta les mérites en
termes hyperboliques. Le premier, Saïd Ibn Farradj al-Rashshash, savait par
cœur quatre mille poèmes mnémotechniques et était un métricien réputé dont le
jugement était redouté des versificateurs malhabiles qui lui soumettaient leurs
écrits. Son frère, Mohammed, s’adonnait avec passion à l’étude des chiffres et
des mesures. Employé à l’atelier de frappe des monnaies, il avait, pour
simplifier les calculs des architectes et des maçons, créé une unité de mesure,
la coudée andalouse [116] ,
dont la figure étalon avait été gravée dans l’un des vestibules de la grande
mosquée. Les deux hommes s’inclinèrent respectueusement devant le souverain qui
les félicita de leur dévouement.
L’attention d’Abd al-Rahman fut
brusquement attirée par l’apparition de jongleurs et d’acrobates qui
effectuèrent une démonstration très réussie de leurs talents sous l’œil attentif
de leur protecteur, Abbas Ibn Firnas. Ce Berbère de Takoranna [117] était réputé pour
son adresse extraordinaire et ses tours de prestidigitation dont il avait à
plusieurs reprises régalé le souverain. Certains murmuraient qu’il s’adonnait
en secret aux sciences occultes et recevait chez lui ceux qui rêvaient de
connaître l’avenir ou de jeter un mauvais sort à leurs ennemis. Chargé
d’enquêter à ce sujet, Yahya Ibn Yahya al-Laithi n’avait pu, à sa grande
colère, réunir de preuves suffisantes contre lui. Les inventions et les
extravagances d’Abbas Ibn Firnas suscitaient des commentaires passionnés. Pour
faire plaisir à Zyriab, il avait mis au point la formule de fabrication du
cristal. Des ateliers qu’il possédait à Kurtuba sortaient verres, carafes et
objets qui s’arrachaient à prix d’or. Particulièrement ingénieux, il avait
réalisé une imitation en verre de la voûte terrestre qu’il pouvait, à son gré,
rendre plus claire ou nuageuse tandis qu’un
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