Tarik ou la conquête d'Allah
martre, les bijoux
et les armes fabriqués à Damas et à Bagdad, les étoffes et les soies venant
d’Inde et de Chine, ainsi que les précieux manuscrits, admirablement
calligraphiés, que les lettrés et les collectionneurs s’arrachaient à prix
d’or. Pour assurer l’acheminent de ces marchandises, l’émir avait fait réparer
les routes et établir des garnisons à proximité des gués, des ponts et des villes
d’étapes. Les Muets avaient été envoyés en expédition pour traquer les brigands
et les négociants pouvaient désormais voyager sans crainte, assurés que leurs
caravanes parviendraient sans encombre à Kurtuba.
Ce développement spectaculaire des
échanges commerciaux avait amené Abd al-Rahman à créer un atelier de frappe de
monnaie d’où sortaient en grand nombre, sous la surveillance d’Harith Ibn
I-Shibl, des pièces d’argent et de bronze. Celles en or étaient plus rares. Les
mines d’où l’on extrayait le métal précieux étaient peu nombreuses et
manquaient cruellement de main-d’œuvre servile. Sous-alimentés et travaillant à
plusieurs mètres sous terre dans des conditions très dangereuses, la plupart
des mineurs mouraient au bout d’un an ou deux et les captifs, pris lors des
saifas estivales, ne suffisaient pas à les remplacer. Quant aux hommes libres,
pour rien au monde ils n’auraient accepté d’embrasser cette
« profession ». Les artisans de Kurtuba avaient toutes les peines du
monde à honorer les commandes de leurs clients et n’hésitaient pas à débaucher
les ouvriers de leurs concurrents ou à payer des familles pour que les enfants
entrent en apprentissage chez eux. Les gens du peuple trouvaient donc
facilement à s’employer et n’hésitaient pas à discuter âprement le montant de
leur salaire avec des patrons contraints de céder à leurs exigences.
En contemplant les invités et le
luxe qui s’étalait sous ses yeux, Abd al-Rahman ne put s’empêcher de soupirer
d’aise.
Quel contraste avec la cour de son
père, al-Hakam, où les mœurs n’étaient guère raffinées ! Il fit appeler
auprès de lui Zyriab et le félicita :
— Al-Shi’fa donne cette fête en
mon honneur. En réalité, c’est toi qui en es le principal héros.
— Noble seigneur, tu es trop
bon. Je n’ai fait que mettre mes modestes talents au service du plus généreux
des princes.
— Ne te sous-estime pas car tu
diminues d’autant mon plaisir. J’ignore si les générations futures se
souviendront de mon nom. Une chose est sûre : elles se souviendront du
tien, car tu as marqué de ton empreinte la vie quotidienne de mes sujets.
Chacun, ici, observe attentivement la manière dont tu es habillé et le moindre
de tes gestes. Il suffit que tu décides que telle étoffe a tes faveurs pour
qu’aussitôt, tous veuillent l’acquérir. Tu es le véritable prince de cette
ville et tes recommandations sont suivies à la lettre. J’ai plus de mal à faire
respecter les lois que j’édicté.
— Tu oublies une seule
chose : sans toi, rien de tout cela n’aurait été possible. J’ai été élevé
à la cour de Bagdad et j’ai dû m’enfuir de celle-ci pour rester en vie. Le
calife m’aimait, mais avait si peu de pouvoirs qu’il n’était pas en mesure
d’arrêter le bras des tueurs. Ton père, que sa mémoire soit bénie, a eu
l’heureuse idée de m’inviter en Ishbaniyah et tu as scrupuleusement respecté,
alors que tu n’y étais pas obligé, les engagements qu’il avait pris. Ici, je
vis en sécurité et mes ennemis, car j’en ai, n’oseraient jamais te défier en
s’attaquant à moi. C’est parce que tu es un monarque puissant que j’ai pu
devenir ce que je suis aujourd’hui. Songe au motif de cette fête. Al-Shi’fa
veut te remercier pour le somptueux présent que tu lui as fait, ce magnifique
collier que j’avais pu, dans mon enfance, admirer au cou de Zubeïda, la mère
d’Haroun al-Rashid. Tu n’ignores pas dans quelles circonstances il est parvenu
jusqu’à toi, les troubles qui ont précédé l’avènement d’al-Mamun. Pareil
scandale n’aurait pu se produire ici. Voilà qui montre, contrairement à ton
affirmation, que ton nom passera à la postérité. Le mien risque d’être oublié,
car tu as su réunir autour de toi des savants et des lettrés plus illustres
dont la réputation s’étend jusqu’aux frontières les plus reculées du Dar
el-Islam.
Zyriab était sincère en prononçant
ses paroles. Il pouvait
Weitere Kostenlose Bücher