Tarik ou la conquête d'Allah
mécanisme faisait retentir le bruit
du tonnerre et scintiller la foudre des éclairs. C’était une pure merveille
dont il avait fait don à l’émir pour se faire pardonner la frayeur qu’il lui
avait causée, il y avait de cela quelques jours.
Alors que les deux hommes se
trouvaient cloîtrés à al-Rusafa, Abbas Ibn Firnas avait voulu distraire Abd
al-Rahman. Il avait revêtu une gaine de soie légère sur laquelle il avait cousu
des plumes de soie et fixé deux ailes mobiles faites d’un assemblage de roseaux
et de feuilles. Dans cet accoutrement, il s’était élancé du haut d’une colline
surplombant la résidence. Durant quelques secondes, il avait flotté dans les
airs, tentant en vain de déployer ses ailes, avant de retomber lourdement sur
le sol. Il s’en était sorti fort heureusement avec une simple blessure au pied
qui le faisait encore boitiller. Le souverain l’appela et le salua de manière
débonnaire :
— Le spectacle que tu m’as
offert ce soir est nettement supérieur à celui de l’autre jour.
— J’avais présumé de mes
capacités.
— Tu m’as causé une belle peur
et quelques soucis.
— De la première, je t’ai déjà
demandé humblement pardon. De quels soucis veux-tu parler ?
— Tu as été dénoncé comme impie
et mécréant par des dévots fanatiques de mon entourage qui sont à la solde de
Yahya Ibn Yahya al-Laithi et que je suis heureux d’avoir pu ainsi débusquer.
Ils prétendaient qu’en voulant t’élever dans les airs, tu as voulu défier notre
Créateur. À leurs yeux, ce blasphème méritait la mort.
— Qu’as-tu fait ?
— J’ai condamné le fqih à mort.
— Il est là ce soir.
— Je lui ai joué un mauvais
tour. Je l’ai accusé d’avoir insulté le Prophète, sur Lui la bénédiction et la
paix, en mettant en doute le voyage qu’il effectua d’al-Qods à Médine sur sa
jument al-Barak. Le malheureux a été tout étonné de mon audace. Le croisant
tout à l’heure, je lui ai fait promettre de venir te saluer pour sceller votre
réconciliation.
De fait, précédé par le hadjib
Mohammed Ibn Rustum, Yahya Ibn Yahya al-Laithi s’approcha. Après s’être incliné
devant Abd al-Rahman, il prit par le bras Abbas Ibn Firnas et fit quelques pas
avec lui sous le regard amusé de l’assistance. Les lèvres des deux hommes
bougeaient, mais aucun son ne sortait de leur gorge. Ils se donnaient
mutuellement la comédie. Ils ne voulaient pas s’adresser la parole, mais
feignaient de discuter pour ne pas mécontenter l’émir. En fait, chacun d’entre
eux était bien décidé à prendre sa revanche sur l’autre le moment venu.
Yahya al-Ghazal fit remarquer :
— Savez-vous quelle est la
différence entre Abbas Ibn Firnas et son interlocuteur ?
— L’un est savant, l’autre un
érudit, hasarda prudemment le hadjib.
— Non. L’un a été pauvre,
l’autre fut toujours riche. Abbas Ibn Firnas a longtemps vécu de la maigre
pension que lui accordait notre souverain bien-aimé. Yahya Ibn Yahya al-Laithi
vient d’une famille aisée et possède plusieurs palais en ville. Je ne parle pas
des fondations pieuses qui sont un moyen pour lui de gruger les fidèles. Il y a
là un véritable miracle qui me fait croire à la toute-puissance de Dieu :
pourquoi ne rencontre-t-on jamais de foqahas pauvres ? J’aimerais bien
savoir comment ils se sont enrichis en incitant leurs semblables à l’humilité
et aux sacrifices.
— Une chose est sûre, fit le
hadjib, tu ne les as pas écoutés.
— Effectivement, et je m’en
fais gloire.
Cette fière réplique provoqua les
rires des courtisans. Originaire de Djayyan, Yahya Ibn Hakam al-Bakri avait été
surnommé dans sa jeunesse al-Ghazal, « la gazelle », en raison
de sa beauté. Il avait fait tourner bien des têtes et avait dû quitter sa ville
natale pour fuir la colère de maris jaloux. Ses talents de poète lui avaient
valu un emploi à la cour. Il n’avait pas d’attribution spéciale si ce n’était
celle de distraire l’émir par ses plaisanteries et ses commérages. Très vite,
celui-ci avait remarqué que le jeune homme possédait une intelligence
exceptionnelle. Il pouvait analyser froidement la moindre rumeur et y déceler
l’indication d’un malaise de l’opinion publique auquel il s’efforçait
d’apporter le remède approprié. D’un naturel affable, al-Ghazal évitait les
intrigues et entretenait d’excellentes relations avec deux ennemis
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