Tarik ou la conquête d'Allah
extravagances
auxquelles il s’était livré. Après avoir fait ouvrir les tombeaux des anciens
califes, il avait dispersé les cendres de Moawiya, cloué et brûlé sur une croix
le cadavre d’Hisham dont la propre fille, Abda, avait été poignardée pour avoir
refusé de révéler l’endroit où elle conservait sa fortune.
Puis, soudain, al-Saffah avait
changé d’attitude. Sermonné par les docteurs de la Loi, il avait fait amende
honorable et annoncé sa volonté de se réconcilier avec les princes de la
dynastie déchue auxquels il promit de rendre leurs richesses et leurs fonctions
à la cour. Pour célébrer le retour de la paix, il convia soixante-dix d’entre
eux à assister à un banquet à Abu Furtus, en Palestine, près d’al-Qods. Élevés
dans le faste et peu habitués aux rigueurs de l’exil, la quasi-totalité des
princes omeyyades avaient accepté de participer à ce festin. Ils avaient été
accueillis avec tous les honneurs dus à leur rang et couverts de cadeaux.
Confortablement étendus sur des lits de repos, ils avaient savouré les mets les
plus exquis et la plupart avaient hypocritement applaudi le poète qui, pour
égayer ces agapes, récitait des vers à la gloire d’al-Saffah. Quand l’homme
s’était tu, des gardes, dissimulés derrière les tentures, avaient fondu sur
l’assemblée et égorgé froidement les convives dont les cadavres avaient été
livrés en pâture aux oiseaux de proie.
Abd al-Rahman ne s’était pas rendu à
al-Furtus en dépit des supplications d’une partie de son entourage. Avec son
cousin Yahia Ibn Moawiya et son frère cadet Sulaiman, il avait préféré rester
prudemment dans sa cachette. Quand il apprit l’horrible fin de ses parents, il
n’hésita pas un seul instant. Il se mit en marche vers l’est, pourchassé par
les sbires lancés à ses trousses. Ceux-ci avaient rattrapé sa caravane alors
qu’il s’apprêtait à franchir l’Euphrate. Dans la mêlée, son cousin et son frère
avaient été tués et c’est par miracle qu’avec Badr il avait pu traverser le
fleuve à la nage et trouver refuge chez une vieille femme émue par sa cruelle
destinée.
Il savait que, tôt ou tard, il
devrait quitter la hutte où il se terrait. Aussi est-ce avec attention qu’il écouta
les sages conseils de son affranchi :
— Noble prince, il est temps
pour toi de réagir et de cesser de te lamenter sur ton sort. Tu ne seras jamais
en sécurité dans cette région où les ennemis de ton lignage sont plus nombreux
que les étoiles dans le ciel. Tu dois partir.
— Y a-t-il seulement une terre
qui acceptera d’accueillir le proscrit que je suis ?
— J’en connais une au moins,
l’Ifriqiya, la patrie de ta mère. Je suis sûr que sa tribu te viendra en aide.
— Me vois-tu vivre dans des
montagnes inhospitalières, au milieu d’un peuple dont je ne parle pas la
langue ?
— Ce n’est là qu’une étape.
Chez les Nefaza, tu pourras lever une armée et, avec son aide, récupérer la
perle la plus précieuse de ton héritage.
— De quoi veux-tu parler,
Badr ?
— De l’Ishbaniyah, où sont
cantonnés des milliers d’Arabes syriens qui refusent de reconnaître l’autorité
du nouveau calife et rêvent de secouer le joug de Damas. Tu constitues pour eux
le seul recours possible et tu trouveras en eux de fidèles alliés.
— M’aideront-ils à reconquérir
mon trône ?
— Ils t’en donneront un autre,
ce qui n’est pas si mal. Je ne veux pas te bercer de belles promesses, noble
prince. Il est fort douteux que tu revoies un jour Damas et ses splendides
jardins. Al-Saffah règne sur l’Orient d’une main de fer et l’avenir de sa
lignée est assuré. Il doit cependant asseoir son autorité sur les contrées qui
le reconnaissent et sur celles qui, comme l’Egypte, hésitent à le faire. Il
n’aura ni les moyens ni le temps de s’occuper de l’Ifriqiya et de l’Ishbaniyah
sur lesquelles tes pères exerçaient d’ailleurs, il faut le reconnaître, un
pouvoir tout nominal et qui sont quasiment indépendantes. Crois-moi, dans ces
provinces lointaines, le nom des Omeyyades signifie encore quelque chose. Tu y
seras en sécurité et tu pourras, plus tard, faire venir ceux des tiens qui
auront eu la chance d’échapper aux tueurs d’al-Saffah. Il n’y a pas d’autre
solution.
— J’aime passionnément l’Orient
et, jusqu’à aujourd’hui, je n’aurais jamais imaginé pouvoir vivre ailleurs. Toi,
Badr, avec ta
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