Tarik ou la conquête d'Allah
franchise, tu m’as ouvert les yeux et tu m’as fait comprendre que
je devais cesser de me comporter en enfant capricieux si je voulais restaurer
le prestige de ma famille. Qu’il en soit fait ainsi que tu l’as dit.
Dans son palais de Kairouan, le wali
Abd al-Rahman Ibn Habib errait comme une âme en peine. Lui qui menait jusqu’ici
une vie plutôt tranquille était désormais taraudé par l’angoisse et les soucis.
La faute en incombait à ce maudit fugitif, Abd al-Rahman Ibn Moawiya, qu’il
avait eu la faiblesse d’accueillir parce qu’il était un descendant du Prophète.
Sa vanité l’avait trahi, une fois de plus. C’était le défaut majeur de sa
famille, notamment de son cousin Youssouf al-Fihri, le puissant gouverneur
d’al-Andalous, dont il aimait à se moquer. Il réalisait qu’il ne valait guère
mieux. Voir le petit-fils du redoutable calife Hisham quémander humblement sa
protection lui avait fait perdre la raison. Il n’avait pu s’empêcher d’accéder
à cette requête, ne serait-ce que pour faire étalage de son pouvoir et les
remerciements empressés du jeune homme lui avaient mis du baume au cœur. Ces
paroles mielleuses l’avaient consolé de bien des avanies et il avait savouré
son triomphe, notamment lorsque la foule l’avait acclamé alors qu’il se rendait
à la mosquée pour y diriger la prière du vendredi en compagnie de son hôte.
Maintenant, le gouverneur de
l’Ifriqiya réalisait combien il s’était montré imprudent. Il devinait que ses
ennemis avaient dû dépêcher à Damas des émissaires pour avertir le calife al-Saffah
de sa conduite. Ce dernier, dont l’énoncé du nom faisait trembler les plus
enhardis, ne manquerait pas de le punir en le destituant de sa charge ou en
menaçant de le faire car il n’avait pas les moyens d’imposer son autorité dans
cette partie du Dar-el-Islam. La présence à Kairouan de ce prince omeyyade
devenait gênante pour son protecteur qui devait tenir compte de la popularité
du jeune homme chez les habitants de la province, particulièrement chez les
Chrétiens, ravis secrètement de voir les Musulmans, leurs maîtres, se perdre
dans des querelles fratricides.
Pour se forger une opinion, Abd
al-Rahman Ibn Habib avait convoqué son devin juif, Obadiah Ben Benjamin, que
son cousin al-Fihri lui avait recommandé chaleureusement. Il était le
petit-fils d’un Israélite qui avait aidé Tarik Ibn Zyad à s’emparer de
l’Ishbaniyah et possédait, paraît-il, d’extraordinaires facultés pour prédire
l’avenir. Un bruit fit sursauter le gouverneur. Il se retourna, cherchant son
arme, et aperçut son devin :
— Comment as-tu fait pour
entrer de la sorte ?
— Je connais le moindre recoin
de ton palais et j’aime à me faufiler dans le dédale de ses pièces sans que
personne ne me remarque. Tu m’as l’air inquiet. Tu as cherché ton épée comme si
tu craignais qu’on vienne t’assassiner !
— Tu lis dans mes pensées,
Juif. C’est vrai. Depuis l’arrivée de ce maudit Syrien que j’ai eu la faiblesse
d’accueillir, je redoute que le calife ne cherche à me tuer.
— Tu te trompes. Le calife n’a
nulle intention de te supprimer. Il sait que, pour te faire pardonner, tu
redoubleras de zèle envers lui. Il a donc tout intérêt à te ménager.
— Qu’attend-il de moi ?
Que je tue le prince omeyyade ?
— Tout est dans les boucles.
— Qu’est-ce que ce langage
mystérieux ? tonna le gouverneur. Je sais bien que tu connais les secrets
de l’avenir et tu es grassement payé pour me les révéler. Alors, de grâce,
épargne-moi les sentences compliquées.
— As-tu remarqué que ton hôte
se coiffe avec deux boucles sur le front ?
— Oui.
— C’est un signe qui ne trompe
pas. Il signifie qu’un jour, il régnera sur un grand royaume.
— À moins que je ne mette fin à
son existence !
— Si tu le tues, il est certain
qu’il ne sera pas prédestiné. S’il vit, il est possible qu’il le soit.
— Que dois-je en conclure,
Juif ?
— Que tu as tout intérêt à le
laisser vivre car, lorsqu’il sera devenu un monarque puissant, il se souviendra
des bienfaits dont tu l’as comblé. Et mieux vaut d’ailleurs qu’il règne !
— Pourquoi ?
— S’il a un pays à conquérir,
ce sera l’Ishbaniyah dont ton cousin est le gouverneur. Je ne doute pas un seul
instant qu’il y parviendra car Dieu le protège. Quand il sera à la tête de
l’Andalousie, toi, tu seras
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