Tarik ou la conquête d'Allah
confiance et ils sont d’accord avec moi. Se rendre maître de
l’Ishbaniyah est une entreprise de longue haleine qui ne peut être menée à la
légère. Elle doit être soigneusement pesée et préparée. Nous aurions aimé
pouvoir en discuter de vive voix avec toi, mais nous ne sommes pas en mesure
d’assurer ta sécurité car les espions au service d’al-Fihri sont partout. Par
contre, un de tes messagers, se faisant passer pour un commerçant, n’attirera
pas l’attention s’il fait preuve de prudence. Choisis donc avec soin cet homme
et nous parlerons volontiers avec lui. » Noble seigneur, cette réponse, en
dépit des apparences, est encourageante. Ils ne s’opposent pas à notre projet
mais veulent des garanties.
— Je vois où tu veux en venir,
Badr. Tu as engagé mon nom et ma parole et tu attends que je t’envoie de
l’autre côté de la mer pour rencontrer mes partisans ou, du moins, ceux qui
envisagent de l’être sous certaines conditions.
— J’ai noué ces contacts afin
de te permettre de retrouver ton rang. Si tu me juges indigne d’être ton
émissaire, désignes-en un autre !
— Badr, garde ton calme. Un
négociateur se doit d’être impassible et de ne rien laisser transparaître de
ses sentiments. Tu devras t’en souvenir quand tu seras en Ishbaniyah.
Badr quitta les Nefaza pour
s’installer à Tingis, où il se fit passer pour un riche négociant syrien à la
recherche de partenaires. Les commerçants de la localité se montrèrent plutôt
alléchés par ses propositions. Quand il leur demanda s’ils avaient des
correspondants en Ishbaniyah, ils lui confièrent pour eux des lettres de
recommandation et lui trouvèrent un passage sur un navire en partance pour
al-Munakab [36] .
De là, Badr se rendit à Ilbira [37] auprès de Yahia Ibn Bukht. Grand, le teint hâlé, le visage défiguré par une
cicatrice, cet officier interrogea longuement l’envoyé d’Abd al-Rahman. Il
voulait tout savoir du jeune prince omeyyade. Était-il assoiffé de pouvoir et
de vengeance ou songeait-il à faire le bonheur de ses sujets, à commencer par
les Shamiyun, les plus méritants et les plus distingués des Arabes ?
Était-il pieux ou mécréant ? Badr passa de longues heures à répondre, du
mieux qu’il put, à toutes ces questions et il dut réitérer cet exercice quand
Yahia Ibn Bukht décida de lui faire rencontrer ses principaux officiers et
conseillers.
Bien qu’il ait, pour l’occasion,
déployé tous ses talents d’orateur, il obtint un résultat mitigé. Ses hôtes lui
firent savoir qu’après mûre réflexion, ils préféraient auparavant s’entretenir
avec al-Sumayl Ibn Halim al-Kilabi, principal conseiller du wali al-Fihri. Ils
l’autorisèrent toutefois à les accompagner pour cette entrevue décisive.
Al-Sumayl lui fit mauvaise
impression. Imbu de sa personne, il traitait avec mépris ses interlocuteurs
pour le simple plaisir de leur faire sentir son pouvoir. Il écouta
distraitement Yahia Ibn Bukht et mit un terme à l’entretien en le conviant, lui
et ses amis, à un banquet qu’il donnerait le soir même en leur honneur. Durant
cette fête, à la grande honte de ses invités, il s’enivra en avalant coupe de
vin sur coupe de vin et en récitant des poèmes licencieux composés bien avant
la naissance du Prophète. Au milieu de la soirée, d’une voix pâteuse, il
annonça à Badr qu’il se ralliait à Abd al-Rahman et le pria de venir avec lui
rencontrer al-Fihri. Au petit matin, quand Badr se réveilla, Yahia Ibn Bukht,
plutôt confus, lui apprit qu’al-Sumayl avait purement et simplement décampé.
— C’est mauvais signe. Ce chien
de mécréant était ivre quand il t’a fait de belles promesses. Une fois dégrisé,
il aura pris peur et se sera mis en route pour Kurtuba.
— Il a pourtant publiquement
fait allégeance à mon maître.
— Ce vieux renard est rusé. Il
sait adapter son langage aux circonstances, nous en avons fait maintes fois
l’expérience. Tu as eu grand tort de lui décrire Abd al-Rahman comme un prince
ayant l’étoffe d’un véritable monarque. C’est tout ce qu’il redoute. Al-Fihri est
un faible, qui tremble comme une vieille femme chaque fois qu’il doit prendre
une décision. Al-Sumayl dirige le pays à sa place, pour son plus grand
avantage. Avec ton maître, il perdrait son pouvoir. D’où son départ.
— Ne crains-tu pas qu’il te
dénonce, toi et les tiens ?
— Nullement. Ce serait
reconnaître
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