Templa Mentis
leur chambre en y allant de soupirs et de bruits de gorge tant que durerait sa lecture, il extirpa un volume de son sac d’épaule et le lui tendit en annonçant :
— Voici la traduction en langue vernaculaire d’un crucial traité de médecine. Le canon 6 d’Avicenne 7 , un des plus prestigieux médecins perses avec Razès, qui propagea le savoir d’Hippocrate. Tu remarqueras, jeune homme, qu’Avicenne classe l’amour dans les maladies du cerveau, au même titre que l’amnésie ou la mélancolie.
— Oh ! N’est-ce pas bien excessif ? protesta le garçonnet dont l’inclination pour les belles histoires de valeureux chevaliers amants transis se manifestait de plus en plus.
— C’est l’amour qui parfois le devient et nous fait perdre le sens. Nous passerons ensuite à l’œuvre de Théodoric Borgognoni 8 , évêque de Cervia, incroyable chirurgien, que rencontra mon père, pour son plus grand bénéfice et dont il s’inspira. Mgr Borgognoni lui enseigna le lavage des mains du chirurgien ainsi que des plaies du malade. Étrangement, cette pratique se solde par un bien moins grand nombre d’infections. Ce fabuleux observateur lutta contre l’affirmation de Galien selon laquelle il convient de laisser le pus se développer. Bien au contraire, il faut tout tenter pour empêcher sa formation. Tout comme mon père, messire Borgognoni prônait l’endormissement des malades à l’opium avant l’opération. Certes, en raison de son obéissance à l’Église, il n’alla pas jusqu’à le recommander lors d’accouchements difficiles.
— Est-ce avec cette substance maudite que vous avez délivré Muguette Tue-Vache, non loin de Tiron ?
— Elle n’est pas maudite, juste interdite.
— À juste titre, n’est-ce pas ? s’enquit Huguelin d’une voix incertaine tant il pressentait la réaction d’opposition de son jeune maître.
— Et pourquoi cela ?
— Enfin, n’est-il pas écrit dans le saint Livre : « À la femme, Il dit :… dans la peine tu enfanteras des fils 9 ? »
— Certes ! Que l’on s’empresse de traduire maintenant par « aux femmes, Il dit : dans la peine, vous enfanterez… » Dieu s’adressait à Ève et à Adam afin de les punir de leur désobéissance, pas à l’ensemble de Ses futures créatures humaines. La parole de Dieu étant d’une infinie limpidité, s’Il avait souhaité condamner toutes les femmes à la souffrance, Il l’aurait indiqué. N’ajoute-t-Il pas, à quatre reprises, crescite et multiplicamini 10 ? Nos érudits exégètes prendraient-ils Dieu pour un faible de sens ?
Huguelin jeta un regard inquiet autour de lui comme s’il redoutait que des espions soient dissimulés dans les recoins de la chambre. D’un ton plaintif, il souffla :
— Oh, mon maître… blasphème !
— Non pas. On ne blasphème que contre Dieu et Sa parole. Sont donc exclus ceux qui l’interprètent… de façon erronée, de surcroît.
— Pourquoi « faible de sens » ? murmura le garçonnet.
— La volonté répétée de Dieu est que ses créatures peuplent la terre. Bel encouragement que de promettre des heures de tourments aux femmes qui enfanteront et qui, pour beaucoup, en trépasseront 11 .
Le raisonnement plongea Huguelin dans la stupéfaction. Enfin, il admit :
— À l’évidence ! Suis-je sot de n’y avoir pensé plus tôt.
— Non pas puisque l’on assène cette mauvaise interprétation depuis des lustres. Imagine : si les hommes devaient, chaque année ou presque, endurer la torture que subissent la plupart des femmes, ne crois-tu pas qu’on en reviendrait à une plus juste lecture des mots divins 12 ? N’as-tu pas remarqué comme l’on est toujours peu regardant avec la souffrance des autres jusqu’à ce qu’on la ressente soi-même, dans sa chair ? Allons, captive-toi pour ton édifiante lecture et me laisse entreprendre la mienne.
Huguelin s’installa sur le rebord du lit et ouvrit l’ouvrage, tout en destinant de petits regards curieux à Druon qui avait posé sur ses genoux le volume résumant les confessions reçues par le père Simonet de Bonneuil depuis trois ans. Le petit garçon suivit les émotions qui se succédaient sur le visage de son maître : tristesse, colère, indignation, parfois même amusement.
Après avoir survolé les brèves narrations de nombre de vols, adultères ou espoirs d’adultères, Druon se délecta du péché commis par une servante de manoir, dont il refusa
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