Terra incognita
l’attente d’un recommencement pour certains, dans celle d’un repos pour d’autres.
Pour cet homme étendu de dos sur une paillasse, les bras croisés sur sa poitrine noircie d’une étoile, bercé du glissement du navire qui l’emportait loin de son existence d’hier, la mort avait été tout cela. Et plus encore.
Un appel. Un appel au pardon. Un tunnel rayonnant dans lequel il avait marché lentement, détaché soudain de toute nourriture terrestre. Vers la lumière bleue, aveuglante. Tout au bout.
Il l’avait approchée.
Il l’avait pénétrée.
C’était là, traversé par sa fulgurance, qu’il avait hurlé de douleur.
Mais n’est-ce pas le propre de la naissance que ce cri, cet arrachement à la quiétude ?
Oui, pour cet homme étendu dans l’obscurité, la mort avait été naissance.
Mais, en cet instant, il ignorait encore pourquoi et comment c’était arrivé.
*
Pour Ulrich van Dein, dit Le Teigneux, le miracle avait eu lieu le 28 mai de cette même année 1495. Pourtant, Le Teigneux n’était pas ce qu’il convient d’appeler un homme impressionnable. À huit ans, dans les brumes nordiques, il avait égorgé son père qui venait de frapper une énième fois sa mère. Puis, comme sa mère, effarée par ce geste, s’était mise à son tour à lui cogner dessus, il s’accorda à penser que ces deux-là ne valaient pas mieux l’un que l’autre. Lorsqu’il quitta la masure qui l’avait vu grandir sans amour, le silence y régnait définitivement. Les mois, les années qui suivirent le menèrent sur des chemins houleux où il sut sans hésitation tirer profit de ses mauvaises manières, car Ulrich van Dein s’accrochait aux vilenies aussi sûrement qu’une teigne.
Outre son surnom, il acquit une réputation qui le mena par le plus grand des hasards en Dauphiné, à la recherche de gaillards solides autant que peu scrupuleux pour former équipage. Il faut dire que Le Teigneux, représentant bien peu illustre d’un peuple de navigateurs, venait, sur le Rhône, de saisir un navire par la ruse, puis la force. Ne restait plus qu’à enrôler. Or, la rumeur étant ce qu’elle était, Le Teigneux avait entendu parler d’un passeur qui manœuvrait l’Isère comme personne et avec d’autant plus de discrétion qu’il était muet. Il décida de le recruter.
Ce 28 mai dernier, donc, Le Teigneux revenait avec lui et deux autres sur un esquif, dans l’intention de rejoindre le Rhône par son affluent. Au-dessus d’eux, l’orage dardait des éclairs impressionnants, mais Le Teigneux ne connaissait ni la peur, ni la résignation. Là où, manœuvrant la barcasse près de la rive, ses comparses rentraient les épaules et marmonnaient prière, lui se tenait debout, à la proue, les bras croisés pour défier le ciel ainsi qu’il l’avait toujours fait.
Lorsque cet homme à cheval s’avança sur la berge, un corps chargé sur les épaules, il ne vit pas l’embarcation que des roseaux masquaient. Pas non plus la tête aux crins blonds et aux yeux bleus qui en dépassait. Il jeta son paquet à l’Isère puis courut rejoindre sa monture qui se cabrait, effrayée par l’orage.
En d’autres circonstances, Le Teigneux eût passé son chemin, mais il était deux choses qu’il ne supportait pas. Qu’on lui renverse sa bière et qu’un homme de loi gâte sa journée. Or, la livrée du fuyard indiquait clairement ce qu’il était. Par cet esprit de logique qui l’avait toujours guidé, Le Teigneux considéra que, si un soldat éprouvait le besoin de se débarrasser si sournoisement d’un individu, c’était que ce dernier possédait toutes les qualités pour être sauvé.
Et d’autant plus sûrement que, poussé par le courant, le corps, inerte, n’allait pas manquer de les croiser.
Ce jourd’hui encore, 18 juin, Le Teigneux était incapable d’expliquer ce qui s’était passé ensuite, juste au moment où deux de ses recrues s’étaient penchées par-dessus bord pour empoigner le corps aux épaules.
Certes, les éclairs tombaient avec violence sur la contrée ; certes, leurs pieds baignaient dans l’eau de pluie dont la barcasse était alourdie, mais tout de même. Le Teigneux se souvint d’avoir pensé qu’il était trop tard pour l’inconnu qu’ils achevaient de remonter et que c’était dommage à en juger par la cicatrice à son œil et son poignet amputé.
Oui, ce fut son sentiment. Juste avant le miracle.
Enfin, si c’est ainsi qu’il convient
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