Terra incognita
s’était juchée. Hélène regagna ses oreillers, tiraillée jusque dans les jambes par le poids qui la plombait.
— Viens t’asseoir à mes côtés, exigea-t-elle.
Algonde obéit. Accepta la main d’Hélène dans la sienne.
— Nous avons tout partagé depuis notre rencontre. Plus que je ne l’aurais cru possible, mon amie, ma chère, ma tendre amie. Je t’ai pleurée dix années durant, me suis horrifiée de la vérité, puis rassurée de te voir au jour maudit de mes noces avec Luirieux. Mais désormais tu fuis. Tu fuis, Algonde. Et je me sens seule avec ma peine. Comme je te sais seule avec la tienne.
Algonde lui concéda un sourire penaud en réponse au sien, triste.
— Tu as raison. Je n’ai pensé qu’à moi. Constantin et toi aviez tant de choses à partager.
Hélène se troubla.
— Bien peu, en vérité. Il… Il est si différent…
Algonde se durcit. Hélène battit l’air d’une main lourde.
— Non, je ne parle pas de sa pilosité. Je l’aime, Algonde. Je l’aime tel qu’il est… Oh oui ! je l’aime ! Ce que je veux dire, c’est qu’il ne ressemble pas à un enfant…
Sa voix se brisa et des larmes perlèrent à ses yeux.
— Il est lui… Il est Djem derrière ce masque. Dans son regard, dans sa voix, dans ses manières, dans sa stature même. Il est Djem, Algonde… Tellement lui, tu comprends. Tellement lui que je ne sais pas quoi lui dire. Je n’ose même pas le serrer dans mes bras…
Algonde s’en déchira.
— Pardonne-moi. Je n’ai pas vu… pas compris…
— Ce n’est pas ça. Je ne t’en veux pas. C’est juste que je vais le perdre. Dès qu’Elora reviendra, je vais le perdre une deuxième fois ! Et elle aussi. Et toi…
Abattue par cette confidence trop longtemps retenue, elle éclata en sanglots.
— Je ne pourrai pas, Algonde…
Anéantie par cette évidence, Algonde l’attira contre elle.
Durant de longues minutes, agrippées l’une à l’autre pour ne pas sombrer, elles laissèrent dévaler ces torrents de larmes dans un même fleuve. Il emporta sur son passage ces trois semaines insipides à parler de tout et de rien plutôt que de l’essentiel. Noyant les faux-semblants. Les faux prétextes.
Il n’en resta rien lorsqu’elles s’apaisèrent enfin, vidées.
Alors seulement les mots vinrent. Ceux du dedans. Ceux de l’ombre. Comme des coups de poignard pour déchirer les linceuls.
Lorsqu’elles se turent deux heures plus tard, ce fut pour s’embrasser.
Un baiser salé au goût d’interdit.
Comme autrefois lorsqu’elles étaient à la Bâtie.
Un baiser d’amantes.
Un baiser d’amies.
En sachant l’une comme l’autre qu’elles ne trouveraient plus leur compte à ces caresses. Trop de choses avaient changé.
Alors elles se sourirent, les yeux dans les yeux, de nouveau liées d’une même tendresse.
Algonde lui caressa la joue.
— Je vais aller chercher Constantin, dit-elle.
Hélène approuva d’un hochement de tête, la laissa s’éloigner de quelques pas puis passa ses mains sur son visage.
Elle n’avait que quelques minutes pour se reprendre. Elle y renonça pourtant dès que la porte se referma.
À quoi bon continuer de feindre ? Algonde avait raison. Constantin l’espérait, elle, avec autant d’amour qu’elle l’avait espéré, lui.
Alors elle se mit à l’attendre.
Comme s’il venait à elle pour la première fois.
46
— Bonjour mère, comment vous sentez-vous ce jourd’hui ? lui servit-il sitôt qu’il eut passé le seuil.
Le sourire était franc, l’œil tendre. Malgré son visage ravagé, Hélène les lui rendit.
— Mieux, mon fils. Beaucoup mieux.
Elle tapota la courtepointe, brisant la distance habituelle qui l’avait, jusqu’à ce jour, installé dans un des deux faudesteuils usés.
Il s’assit à ses côtés.
Troublée, elle repoussa le drap, dévoilant le dôme impressionnant de son ventre. Elle lui prit la main et la posa sur le sommet harcelé de bosses que recouvrait la chemise.
— La vie, Constantin… La perçois-tu sous tes doigts ?
Il hocha la tête. Sursauta d’un coup porté à sa paume. Rit d’en accrocher un autre en contrebas. Hélène sentit de nouveau l’émotion la gagner. Les jours précédents elle se serait hâtée de la balayer en réclamant une partie d’échecs ou de dames. Cette fois, elle l’accepta, fouilla les traits derrière la barrière du pelage.
— Tu t’impatientais de même en moi, tu sais…
— Vraiment ?
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