Terra incognita
la serrer, la serrer aussi fort que son cœur le lui criait.
52
Elora avait perçu la présence de son père sur un navire alors qu’elle-même se trouvait au large de la Sardaigne. La dernière fois qu’elle s’était inquiétée de lui, il était en marche pour Romans, en plein cœur de l’hiver, et à la recherche de Petit Pierre. Peu de temps après, ressentant en elle l’influence maléfique de Marthe, elle avait refermé ce canal qui lui permettait de les voir, lui et tous ceux qui lui étaient chers.
Pour barrer la porte de son âme à la Harpie.
Depuis le pont du marchand qui les avait pris à Alexandrie, elle avait suivi la caravelle des yeux, jusqu’à ce qu’elle disparaisse derrière une avancée de terre.
La seconde d’après, Mounia réclamait d’y accoster.
Le cœur battant mais refusant de vérifier son sentiment par la magie, Elora avait préféré ne pas leur en parler. Si son père avait pris la mer pour elle, alors, ils se retrouveraient.
Le moment venu.
C’est dans le dernier village avant la côte, après avoir quitté les deux Sardes, qu’il s’était imposé. Attablés dans une auberge dans le dessein de glaner des informations relatives à leur embarquée, ils avaient surpris la conversation de deux hommes, à la table voisine. Deux soldats du roi. Il y était question d’un pirate nommé Le Teigneux, de son second et d’un borgne amnésique affublé d’un crochet, avec lesquels ils avaient été en affaires.
Elle avait attendu que ces bougres quittent la salle pour révéler la vérité à ses compagnons et leur exposer son idée. Prendre l’allure de pirate pour mieux les approcher et surtout, s’en faire respecter. Dans la foulée, ils avaient acheté tout le nécessaire pour s’en fabriquer l’apparence, du tissu aux aiguilles à coudre, du chapeau au sabre d’abordage, comme s’il était le plus naturel du monde en cette île d’en trouver au milieu d’autres denrées.
Ils allaient quitter la voie, en quête d’un endroit discret pour se mettre à l’ouvrage, lorsqu’ils avaient été rattrapés par deux cavalières.
— Les enfants sont grands, avalés par leur vie, et les vieilles pierres ne chantent plus. Qu’avons-nous à rester encore à les veiller ? s’était exclamée Catarina devant l’heureuse surprise qui avait illuminé leurs traits, tandis que, déjà, Lina, les yeux pétillants et les joues rosées, acceptait les bras de Nycola pour l’aider à descendre de cheval.
Elles n’avaient pas mis plus de deux heures à se décider, après un déjeuner morne en tête-à-tête dans la pinnettu. Le temps de déterrer la cassette contenant le reste de leurs économies, de fourrer dans des balluchons quelques affaires et d’atteler le chariot, elles avaient gagné le village. Malgré leur tristesse, les fils de Lina leur avaient souhaité bonne chance et heureuse vie là où celle-ci les mènerait. En échange de tout ce que les deux femmes abandonnaient, ils leur donnèrent ces coursiers fringants. Seuls capables de réduire l’avance qu’Elora et les siens avaient gagnée.
C’est ainsi, à moins d’une lieue de la taverne dans laquelle Mathieu se débattait avec son impuissance, qu’ils s’étaient tous retrouvés, tirant le fil et riant déjà de la manière dont ils allaient s’y prendre pour récupérer la caravelle avec son équipage et rendre à Mathieu sa mémoire envolée.
Il la récupéra d’un bloc, dans une exclamation de surprise, alors que le bouge s’emplissait de nouveau, que les corps de Thomas Guil et Le Teigneux étaient évacués, que le tavernier offrait sa tournée et qu’il serrait encore Elora dans ses bras.
Il la repoussa par les épaules, de sa main tremblante et du plat du crochet.
— En quelle année sommes-nous donc, foutredieu pour que tu aies grandi si vite ?
Elora explosa de rire.
— Viens, lui dit-elle. Je vais tout te raconter.
Khalil releva la table que Le Teigneux avait renversée, puis, pendant que Nycola récupérait des tabourets qu’aucun ne songea à lui disputer, il leva le bras.
— Holà, l’ami ! du vin. Ton meilleur. Nous avons une belle occasion à fêter.
Et, au milieu des conversations joyeuses qui avaient repris, Mathieu, Khalil, Nycola et Elora firent connaissance, recollant ces morceaux de vie qui donnaient son sens à une seule et même destinée.
*
Lorsque la putain descendit deux bonnes heures plus tard, après avoir calmé l’ardeur de ses clients
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