Terra incognita
l’interroger.
Le cœur d’Enguerrand se serra.
— De qui voulez-vous parler ?
— De ce Mathieu, bien sûr, de qui d’autre ? N’est-ce pas lui que vous… ?
Il ne termina pas sa phrase.
Surprenant aussi bien Jacques que Sidonie, Enguerrand avait plongé par le coin du bureau pour se jeter sur lui, le renversant en arrière avec sa chaise et tout ce que l’écritoire supportait. Tant et si bien que la nuque de Luirieux cogna violemment le sol et qu’il se retrouva en quelques secondes autant étourdi qu’étranglé.
Refoulant sa propre envie de meurtre, Jacques de Sassenage s’interposa pour le délivrer.
— Lâche-le, ordonna-t-il au chevalier.
Enguerrand ne put s’y résoudre. Il songeait à Algonde, au chagrin qu’elle aurait. À Mounia aussi.
Le point de pression que Jacques lui imposa par la jonction du pouce et du majeur força ses deux mains à s’ouvrir contre son gré. Jacques l’attira en arrière, lui glissa à l’oreille :
— Patience, fils. Patience.
Enguerrand parvint enfin à se calmer.
Couvert d’encre, débraillé, la mèche en désordre sur son front et les joues écarlates de l’air qu’il tentait de retrouver, Hugues de Luirieux avait perdu de sa superbe, mais pas de son autorité. Il brandit un doigt menaçant vers le chevalier, crissa d’une voix de fausset :
— Une fois de trop, Sassenage… C’est une fois de trop. La justice vaut pour tous et je la ferai appliquer.
Le baron s’approcha de lui, lui imposant un léger mouvement de recul. La seconde d’après il lui enroulait la main autour de l’avant-bras et le tirait à lui pour le remettre debout.
Luirieux ne le remercia pas. Il se rajusta, s’obligeant à réfréner sa fureur. C’est à cet instant que la voix posée de Sidonie perça le silence qui s’était établi :
— Vous n’arrêterez pas mon fils, prévôt, ni ne le ferez condamner.
— Et pourquoi donc ? Parce qu’il est le fils de mon vieil ami Philibert de Montoison ? Lui-même en était encombré !
Enguerrand reçut l’affirmation comme un poignard en plein cœur. Il avait toujours pensé être mal né. Son tempérament, son attrait des petites gens, son goût de la liberté et jusqu’au mépris qu’il inspirait à ses aînés le lui criaient depuis l’enfance. L’idée avait assez fait son chemin pour qu’il ne s’en offusque pas. Non. Le choc venait d’ailleurs. Dans l’idée même que son père naturel ait commandité la main qui l’avait frappé en Égypte. Car, pour autant qu’il s’en souvienne, dix ans plus tôt, Hugues de Luirieux était l’âme damnée, discrète et meurtrière, de Philibert de Montoison 12 .
Sidonie ne se troubla pas quant à elle. Elle s’approcha des tréteaux, seuls vestiges du bureau d’Hugues de Luirieux. Se campant là comme si sa seule présence à cet endroit remettait en cause sa légitimité, elle lui présenta une lettre qu’elle avait arrachée à une pochette de soie pendue à sa ceinture.
Il pérora :
— Gardez vos biens. Aucune fortune ne compenserait mon plaisir à le voir châtier.
Elle maintint sa main tendue.
— Loin de moi l’idée de vous acheter.
— Qu’est-ce, alors ?
Elle sourit. Certaine de son effet.
— Votre révocation.
Il blêmit.
— Plaît-il ?
— Les charges vont et viennent au gré des individus qui les ont octroyées et, voyez-vous, il semble que j’aie plus d’amis que vous n’en avez.
Le visage de Jacques de Sassenage exprima autant de satisfaction que celui de Luirieux de contrariété. Sidonie avait gardé pour elle cette information de première importance, mais il reconnaissait bien là les raisons de son caractère qui l’avait poussé à l’aimer. La femme réservée et douce était une mère prête à tout pour protéger sa nichée.
Enguerrand regarda avec une joie non dissimulée son ennemi déchirer le cachet et parcourir avec colère l’ordre qu’on lui avait adressé. Mais la plus grande de ses surprises ne lui vint pas de la lueur d’effroi qui passa dans les yeux d’Hugues de Luirieux. Elle lui vint de sa mère.
— Relisez, Luirieux, pour bien vous en imprégner. Car votre successeur est ici même et, je le crois sans peine et pour cette affaire, aussi peu enclin à la pitié que vous l’avez été.
54
Hugues de Luirieux s’accorda quelques secondes dans le silence figé mais victorieux des Sassenage. Quelques secondes à voir s’écrouler autour de lui tout ce qu’il avait
Weitere Kostenlose Bücher