Terra incognita
par la pensée.
Oui, cette nuit-là, à Sassenage, grâce à la lumière d’une fée, tous les cœurs, oui, tous, furent comblés.
65
Hugues de Luirieux émergea d’un sommeil lourd au même endroit où il s’était endormi la veille.
Ou presque.
Car au lieu d’être attablé, il était mains et pieds entravés à une chaise et ses juges le fixaient d’un même regard de haine. Embrumé, il se contenta de passer d’un visage à l’autre, les reconnaissant tour à tour, les uns debout près des autres, main dans la main, formant une chaîne qui lui barrait l’horizon.
Celma, La Malice, Briseur, Petit Pierre, Jean, Bertille, Mayeul, Jacques de Sassenage, Sidonie, Hélène, Jacques de Montbel, incongru parmi eux, mais pas moins que Le Galoup planté au côté de son maître. Il nota encore la présence de Janisse, de Gersende, d’une inconnue d’une étonnante beauté et d’un jouvenceau qui lui évoqua Enguerrand.
Sa tête, migraineuse, relevée un instant, retomba mollement sur sa poitrine. Il ne se souvenait pas d’avoir trop mangé. Il ne se souvenait en fait de rien, sinon d’avoir salivé des annonces de Janisse. Quoi qu’il en soit, il ne cauchemardait que par trop de ripailles. Et c’était un cauchemar, à n’en pas douter. Renonçant à en chercher le sens, il jugea que, pour s’en débarrasser, il fallait l’affronter. Il y revint. Sursauta.
Deux personnes étaient venues grossir le nombre, en avant-scène.
Enguerrand. Mounia.
C’est lorsque cette dernière lui jeta au visage le seau d’eau qu’elle était allée quérir qu’il s’arracha enfin à sa torpeur, effrayé par cette vérité fondamentale, insupportable.
L’amour peut tout. Même l’impossible.
Il s’ébroua, bien réveillé cette fois.
— C’est un grand jour, Hugues de Luirieux, annonça Mounia.
Il la fixa froidement, malgré l’émotion que sa présence fit renaître en lui. De fait, l’Égyptienne lui parut plus belle et plus désirable encore qu’autrefois.
— Heureux de te revoir, Mounia.
Elle s’accroupit à sa hauteur, à quelques pouces de lui.
— Pas autant que moi.
Il ricana.
— Détache-moi, ma belle, et tu verras.
Elle caressa sa joue dégoulinante d’un doigt tendre, soutint son regard vicieux, puis le gifla, comme elle avait rêvé de le faire chaque fois qu’il l’avait contrainte, torturée pour mieux jouir d’elle.
Il ne bougea pas. Il avait compris. On l’avait joué. Hélène, Petit Pierre, Janisse. Ils voulaient leur vengeance. Tous. Même ceux qu’il ne connaissait pas. Ils avaient forcément leurs raisons, comme les autres. Qu’importe lesquelles. Sa certitude fut là. Il souffrirait. Il souffrirait avant de mourir.
Tout en lui refusa de donner ce plaisir à ses bourreaux. Mourir puisqu’il le fallait, soit. Mais vite. De sa main, à elle. Mounia. La seule qu’il ait jamais aimée.
Elle s’était redressée, les poings serrés, le visage dur, forte du silence complice des siens.
Les ignorant tous, il la brava.
— Jouons, puisque tu es revenue pour cela. Que proposes-tu ? Ma mort, cela va de soi, mais comment ? Comment se débarrasser de moi sans qu’on s’interroge, sans que ma jolie et perfide épouse en souffre les conséquences, dis-moi ?
Elle ne répondit pas.
Luirieux chercha le regard d’Hélène.
— Une disparition. Cela fonctionna pour Philibert de Montoison… À condition toutefois de ne pas avoir de témoins, car il se trouve toujours un ingrat pour révéler la vérité et un autre pour en faire chantage.
— Comme vous…, nota Hélène.
— Comme moi. Ou ce pauvre Mathieu qu’avec mon fils vous autres brigands pleurez encore…
Il y eut un silence dans lequel il crut avoir fait mouche, puis Petit Pierre se détacha des autres pour s’approcher de lui. Il fouilla dans son gilet, en arracha un billet, le décacheta avant de plisser les yeux et de se retourner vers le dresseur.
— Peux-tu le lire pour moi, Algonde ?
— Algonde ? Algonde comme…
— Comme l’épouse de Mathieu, oui, c’est exactement cela, Hugues de Luirieux.
Il blêmit.
— Tu étais morte.
Elle enleva le bref des mains de Petit Pierre, sourit devant son air égaré.
— On ne peut plus faire confiance aux défunts, de nos jours. Pour preuve…
Elle lut.
« Il est d’usage de commencer une lettre par “ mon cher ami ” . Je l’aurais pu transformer en “ mon cher ennemi ” , mais, dans les deux cas, la seule chose qui me
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