Terra incognita
mantel avant de quitter l’endroit. Elle ne tenait pas à attirer davantage l’attention sur eux. Mais voulait jauger, au préalable, de l’effet qu’elle produisait. Elle rosit de le vérifier.
Le petit Bohémien s’écarta de la mule et s’approcha d’elle. Assez pour qu’elle soit seule à l’entendre.
— Je n’embrasse que les fées… Et, ma foi, ne détesterais pas recommencer.
En réponse, elle se pencha sur sa joue, l’effleura de ses lèvres, avant de lui glisser à l’oreille :
— Moi aussi, en vérité… Mais plus tard, si tu veux bien. Le temps nous est compté.
Il s’écarta, se fendit en courbettes, brûlant de cette promesse.
— Votre carrosse est avancé.
Elora se mit à rire. À défaut de voiture, les mules les fixaient d’un œil rancunier et il ne fallut pas moins de dix minutes avant que la seconde consente enfin à l’accepter sur son dos. Les cuisses déportées par les lourdes besaces, Elora se pencha vers le cou de la bête.
— Si tu me jettes à terre, je dépêche Bouba pour me venger.
Les oreilles se couchèrent au nom du petit singe. À lui seul, il constituait une menace que ces bourriques craignaient. La mule cessa de bouger. Nycola venait à son tour de reparaître. Sur le seuil, il remerciait chaleureusement leur hôtesse, insistant sur le fait qu’il reprenait sa route avec son fils sitôt après avoir laissé sa fille au palais. La vieille servante du sultan hocha la tête d’un air satisfait. Elle ne se doutait de rien.
Enfin ils étaient prêts.
Tirées l’une par Khalil et Bouba, sagement posté sur l’épaule de son maître, l’autre par Nycola, les mules se mirent en branle, traversèrent le jardin embaumé de roses multicolores, contournèrent la fontaine au milieu de laquelle deux grâces de pierre s’enlaçaient, avant de parvenir au bout de l’allée pavée.
Avant même qu’ils en aient donné l’ordre, le portail s’ouvrit devant leur équipage.
Ils se durcirent aussitôt, tous trois, avec le même sentiment de fatalité.
Au milieu de la dizaine d’eunuques qui l’escortait, juché sur son destrier tel le conquérant que son père avait été, Bayezid s’avança dans la cour qu’il leur interdisait soudain de quitter.
— Nous sommes faits…, murmura Elora à l’intention de Khalil qui leva vers elle un œil angoissé.
Elle lui sourit avec confiance et ajouta :
— … Pour l’instant… Car je n’ai pas l’intention de demeurer longtemps son invitée.
Khalil se ragaillardit un peu, malgré la colère qu’il sentait renaître en son cœur, piqué de jalousie. L’idée que cet homme s’approche seulement d’Elora lui donnait des envies de cogner.
Déjà le sultan s’immobilisait à leur hauteur. Dédaignant Khalil, il salua Elora d’un sourire carnassier, avant de s’adresser à Nycola qui s’était incliné, la main sur le cœur.
— Salaam, mon ami.
— Salaam, grand sultan. Votre présence est un honneur pour ma famille.
— Considère mon escorte comme une marque profonde de l’intérêt que j’accorde aux tiens, comte de Petite Égypte.
— Nous en sommes flattés.
Bayezid bomba le torse. Malgré ses quarante-huit ans, il portait beau et sa tunique rebrodée de fils d’or en arabesques mettait en valeur l’éclat de ses yeux noirs et de son teint hâlé. Il claqua des doigts, et un eunuque se détacha du groupe à cheval. Il en apportait un autre, d’un blanc immaculé, à la crinière tressée par des rubans de soie rouge.
Bayezid tendit à Elora une main appesantie de bagues ouvragées.
— Viens. Ta beauté mérite mieux que la grisaille d’un mulet.
Khalil se précipita aussitôt pour lui tendre ses bras. Elle s’y laissa glisser, jusqu’à toucher terre. Chuchota, le visage contre sa joue :
— Va, Khalil. Sois prudent mais va la chercher. Je vous rejoindrai.
Il sentit son cœur se briser lorsqu’elle s’écarta. Il hocha pourtant la tête.
Sans attendre davantage, elle accepta les deux paumes jointes et ouvertes de l’eunuque en guise de marchepied, les écrasa sous ses fines sandales et s’éleva dans les airs pour retomber avec légèreté sur la couverture au dos du cheval. Retrouvant d’instinct cette allure princière qui avait bouleversé le pape à Rome, elle prit le contrôle de la jument, lui fit faire quelques pas au-devant des siens.
— Adieu, mon père. Prends soin de toi, mon frère, dit-elle d’une voix affirmée, percée pourtant de
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