Terra incognita
des deux as-tu voulu protéger, en vérité ?
Un voile de peur épaissit les yeux de la Khanoum. Elle chassa son trouble d’un geste aérien.
— Est-on libre dans le harem du sultan ? J’ai respecté mon engagement, Mounia. Bayezid n’a jamais su que Khalil n’était pas son fils. Il n’a jamais su que tu l’avais trompé. En échange de quoi, son amour pour toi est resté profond, chargé de l’espoir de te voir revenir vers lui. C’est à cette seule fin que je n’ai pas accusé sa première épouse. Tu peux m’en croire. Repoussée depuis dix ans, elle n’a pas seulement revu ses enfants. Ce n’est plus aujourd’hui qu’une femme aigrie, oubliée.
Mounia dodelina de la tête un long moment durant lequel la Khanoum s’attendit à la voir basculer dans son monde. Il n’en fut rien. Le regard que l’Égyptienne finit par ramener vers elle était toujours autant acéré.
— À la nuit tombée. Je veux la voir périr à la nuit tombée. Ici.
La Khanoum haussa les épaules.
— Comme tu voudras.
La main droite de Mounia glissa sous le drap. En ressortit un poignard recourbé. La Khanoum blêmit.
— Qui te l’a procuré ?
Mounia ricana.
— Demande-toi plutôt pourquoi il ne t’a pas encore frappée.
La Khanoum se redressa, bouleversée.
— Très bien. Une promesse doit être respectée. À minuit, sa vie sera tienne.
La main serrée sur le manche du poignard, Mounia se laissa glisser dans le lit, les yeux refermés.
— Ouïmaona inemaïchoï…
La Khanoum secoua sa tête fardée.
— Il y a si longtemps que tu écris ces mots, mais c’est la première fois que je te les entends prononcer. Me diras-tu enfin ce qu’ils signifient ?
— Il ne peut pas mourir. Khalil ne peut pas mourir, répondit Mounia d’une voix égale en détournant la tête vers le mur opposé.
Des larmes piquèrent les yeux de la Khanoum. Elle s’effaça discrètement. À l’heure de lui accorder sa dernière volonté, elle venait de comprendre ce qui jour après jour avait tué Mounia.
Le refus de la vérité.
13
Six heures venaient de s’écouler depuis que Bayezid avait, charmeur et enjoué, confié Elora à l’eunuque qui gardait la porte du harem.
La Khanoum ne s’était toujours pas montrée.
Malgré l’eau chaude et parfumée qui glissait sur sa peau au rythme sensuel de l’éponge qu’une métisse y promenait, Elora se sentit gagnée par un frisson d’angoisse. Elle détesta cette sensation, inconnue d’elle jusqu’à ces derniers mois. Elle reflétait sa part humaine. Sa part de vulnérabilité. Elle eut un geste d’humeur qui fit sursauter la femme occupée à la laver.
— Assez, exigea-t-elle, en se redressant, nue, dans le baquet.
Toutes ces ablutions l’indisposaient. À mesure qu’huiles et onguents se succédaient, elle avait la sensation détestable que son corps avait cessé de lui appartenir. Elle ne retrouvait plus le parfum naturel de son être, ni la texture de ses cheveux, alourdis de potions capillaires, ni le goût de sa salive, réchauffée de boissons pimentées.
La métisse ne s’offusqua pas de sa réaction. Replongeant son bras sous la surface, elle ramena une gerbe d’eau de rose citronnée et la pressa contre le mollet fin et galbé d’Elora.
— Il faut te purifier encore, pour lui.
— Je suis assez purifiée, s’emporta la jouvencelle en enjambant le rebord.
Son pied toucha le marbre du sol. De la pièce voisine, des rires et des éclats de voix lui parvenaient. Le sérail. Difficile de se l’imaginer avant d’en goûter la prison. Il avait suffi de quelques minutes à Elora pour comprendre l’allusion du vieux jardinier. Le harem était une ville dans la ville. Un lieu exempt de règles à l’exception de celles imposées par le sultan et la Khanoum qui le gérait. Loin de se soutenir, les trois cents femmes qui vivaient là se haïssaient entre elles. Les anciennes pour avoir vu l’intérêt du sultan se faner, les nouvelles pour se vouloir la préférée. Moqueries, clans, piques verbales, bagarres, tout y passait, lui avait assuré la métisse. Elle était jeune. Une quinzaine d’années à peine. Arrivée l’année précédente. D’un caractère égal, peu enclin aux manigances et à l’exubérance, elle s’était tenue loin du pouvoir. Du coup, elle n’avait pas encore eu les faveurs du sultan et s’était faite à l’idée qu’elle ne les aurait jamais. Appréciant son intégrité, la Khanoum lui avait
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