Terra incognita

communication entre la cuisine et le reste du corps de logis, Mayeul s’était élancé le premier pour amoindrir sa peine à quitter celle qui l’avait élevé. Il avait bien entendu le discours de Mathieu mais n’avait pas l’intention de revenir au château. Il s’était trop attaché à Petit Pierre et ne songeait plus, à ses côtés, qu’à retrouver Elora.
    Les autres sur ses talons, il traversa deux grandes salles de réception, s’engouffra dans une tourelle et gravit les marches vers les étages.
    Au premier palier, à travers la petite fenêtre à meneaux, Mathieu avisa une quinzaine de soldats qui mettait pied à terre dans la cour, devant la bâtisse. Laissant les autres continuer leur montée, il s’immobilisa.
    Torval se détacha du groupe et, peu amène, apostropha le palefrenier qui s’était précipité.
    — Dix minutes. Tu n’as pas davantage pour nous donner des chevaux frais.
    — C’est que… messire…
    Le valet ne put finir sa phrase. Accompagnant un rire gras, un long fouet de cocher claqua près de lui, le faisant sursauter et se barrer le visage de son bras replié. Ronan de Balastre. Mathieu l’avait vu plus d’une fois ces derniers temps abattre la lanière à contre-emploi.
    — Plus que neuf ! compta Torval.
    Mathieu serra les dents. Luirieux avait poussé le cynisme jusqu’à envoyer à ses trousses ceux qu’il avait commis en brigandage à ses côtés. Ils ne feraient pas de quartier. Déjà, le regard dur, Torval se retournait vers ses hommes, oublieux du palefrenier qui s’était mis à courir pour s’exécuter.
    — Trouvez-moi cette Elora ! Où qu’elle soit cachée !
    Le sang de Mathieu se figea dans ses veines.
    — Papa ?
    La voix, inquiète, de Petit Pierre, dans le colimaçon. Mathieu le rejoignit en cinq enjambées. Parvenu au second étage, déserté par la valetaille, il reconnut le long corridor qui lui faisait face. L’image de Marthe les malmenant lui et Marie de Dreux au sujet d’Algonde le renvoya dix ans en arrière 6 . C’était là, à cet endroit même, que tout avait basculé. Combien de questions restaient encore en suspens dans sa mémoire ?
    Petit Pierre l’attendait au seuil d’une des chambres.
    — Par là. Y a un passage secret.
    Le cœur de Mathieu bondit dans sa poitrine. Un passage secret. Voilà comment Elora fut, ce jour-là, soustraite à Marthe. Pourquoi Algonde n ’ en avait-elle pas fait autant ? songea-t-il avec amertume. Il pénétra dans la pièce aux volets à demi clos, sommairement meublée d’un lit et d’un coffre. Là encore, identique à son souvenir.
    Du rez-de-chaussée, des éclats de voix et des cris retentirent. Mathieu connaissait les manières de ces soudards. Il eut un pincement au cœur pour la vieille Malissinde qu’ils brutaliseraient peut-être. Il referma la porte. C’était à la soldatesque du lieu d’intervenir. Pas à lui. Pas à eux.
    Le fond de la cheminée avait glissé, révélant une coursive entre les murs. Mathieu s’y enfonça derrière son fils, avisa, dans un halo de lumière douce, la volée imposante de marches étroites. Descendu de quatre, La Malice avait déjà allumé sa lanterne et récupéré Petit Pierre. Mathieu les rejoignit, laissant Mayeul actionner le mécanisme de fermeture. Tandis qu’il revenait vers eux, Mathieu tempéra leur impatience.
    — Luirieux les a envoyés pour Elora. Pas pour nous. Ils ne savent pas que nous sommes là.
    — Pas encore, rectifia La Malice, tu oublies nos chevaux. Je doute qu’ils soient longs à comprendre qui les montait.
    Petit Pierre glissa sa main dans celle de son père.
    — Elora est en danger p’pa ?
    Mayeul se mit à rire.
    — En danger ? Elora ? Quand bien même elle reviendrait ces jours-ci, il ne faut pas s’inquiéter pour elle. Une armée entière ne la briserait pas.
    Mathieu s’apaisa.
    — Où mène ce passage ? demanda-t-il au petit bossu.
    — À un autre château qui appartient aussi au sire de Grolée. Et de là, dans la forêt de Chambaran.
    — Hâtons-nous, décida La Malice.
    Mais, une fois encore, se rengorgeant d’importance, Mayeul les rassura.
    — Rien ne presse, maintenant. Les seules personnes en dehors de nous à connaître l’existence du souterrain ne sont pas là. Même moi, je devrais pas.
    De nouveau, un rire léger sur ses lèvres.
    — Faut croire qu’Elora savait qu’on devrait un jour passer par là, vous et moi…

30
     
    Ils se trouvaient tous quatre