Terra incognita
puissante.
— Hééééé ! se défendit Petit Pierre.
— Mordius, qu’as-tu donc avalé ces derniers mois ? s’affola Mathieu sous le poids.
Il allongea pourtant un pas glissant en direction de la mare, alimentée par une source naturelle, que des canards disputaient depuis toujours aux gorets.
Petit Pierre était reparti à rire, répondant à Mayeul qui se tenait les côtes. Tous deux avaient bien compris le sort qui l’attendait.
— C’est la faute à Malissinde !
— Elle est toujours en vie, cette vieille grincheuse ?
Petit Pierre ne put répondre. Se débarrassant de lui comme d’un boulet, Mathieu le projeta dans l’eau verte, affolant une grenouille tranquillement installée sur un nénuphar et une cane qui plongeait du bec sous la surface. Petit Pierre disparut sous la surface, ressortit juste à temps pour voir Mayeul prendre son élan. Pour rien au monde il n’eût prévenu son père. À l’instant où le bossu percuta Mathieu, l’entraînant avec lui dans la mare, il s’étrangla de rire et d’une goulée avalée.
Ils se retrouvèrent tous trois, pataugeant de même, se nettoyant dans une bataille qui les faisait disparaître tour à tour sous l’onde, pour mieux se venger l’instant d’après. Quelques minutes, songeait Mathieu, quelques minutes d’insouciance. Pour effacer les heures, les jours, les mois qui avaient précédé.
Il s’en accorda une poignée, avant de réclamer une trêve. Petit Pierre se mit sur le dos et se laissa porter par le léger courant que provoquait la source vers le dévidoir. Mathieu le rejoignit d’un mouvement de brasse et l’immobilisa par le bouffant de sa chemise.
— La feste est finie, fiston. Luirieux est à nos trousses. Faut filer…
Il ajouta d’une voix soudain plus fébrile :
— Avec Elora… ta sœur.
Petit Pierre se laissa couler une seconde pour reparaître à la verticale. Si son père avait de l’eau jusqu’à la poitrine, lui devait agiter pieds et mains pour rester debout.
— Je sais qui elle est, papa. Mais t’es arrivé le premier.
Mathieu sonda avec incompréhension son regard navré, forçant Petit Pierre à ajouter :
— Elora est partie avec leurs seigneuries en Italie. Ils sont pas encore rentrés.
La déception et la surprise altérèrent les traits de Mathieu.
— Tu en es sûr ?
— Certain. J’suis la première personne qu’elle aurait bisée, sauf votre respect.
Mathieu se retourna vers Mayeul qui venait de les rejoindre et de parler. À cet instant seulement il prit conscience de la bosse qui, accompagnant le mouvement du garçonnet, flottait sur le côté.
Il fronça les sourcils, rattrapé par un souvenir.
— Je te reconnais. Tu es le fils de Marie de Dreux.
Mayeul blêmit. Il connaissait cette dame, même si on lui avait interdit de la croiser, pour qu’elle ne soit pas indisposée par sa difformité. C’était l’amie d’Hélène de Sassenage, l’épouse de Laurent de Beaumont, le seigneur de Saint-Quentin. L’enfant trouva un rocher sous ses pieds, se jucha dessus, secoua sa tête qui, seule, dépassait de l’onde.
— Vous devez vous tromper m’sieur. Je suis né de Malissinde.
Mathieu haussa les épaules.
— Cette vieille chouette n’était déjà plus en âge d’enfanter quand je l’ai rencontrée.
Il se reprit aussitôt devant la mine blessée de l’enfant. Se souvint des circonstances étranges de sa naissance, du refus de Marie de seulement l’embrasser.
— Pardon de t’avoir blessé, petit. J’avais oublié.
— Oublié quoi, papa ?
— Oui, oublié quoi ? renchérit Mayeul, la voix raffermie soudain.
Pas le temps de tout expliquer, songea Mathieu. Mais il en avait trop dit. Ou pas assez.
— Tu es l’enfant d’un secret. Forcée par un misérable, Marie était enceinte de toi avant ses épousailles avec Laurent de Beaumont 5 . Elle a eu recours à une faiseuse d’anges pour te faire passer, mais ça n’a pas marché.
Mayeul fronça ses sourcils fournis et en brosse. Il comprenait mieux soudain l’attention dont on le couvrait depuis sa naissance. De beaux habits, l’éducation de monsieur le curé. Puis soudain, l’aiguille. Oui, il savait comment les faiseuses d’ange officiaient. L’une d’elles était venue au château l’hiver dernier pour la Janisse, qu’avait le cul grêlé. Il le savait. Il avait regardé sous la tenture avant d’aller vomir son déjeuner.
— Alors, c’est à cause de ça, ma
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