Terra incognita

vertement puis le chasser d’un geste de la main.
    Elles avaient échangé un bref regard soulagé.
    Si le prévôt exigeait qu’on intensifie les recherches, malgré les renforts qu’il avait envoyés en début d’après-midi, c’était de toute évidence que Mathieu et les siens avaient réussi à filer.
    Une victoire de plus, avaient-elles songé d’un même élan. Complices de nouveau.
    L’ours s’était dressé, piqué au derrière par les bouffons, et Algonde s’était effacée pour laisser un groupe de cracheurs de feu prendre le relais.
    À la fin de leur dernier passage, Constantin et elle étaient venus s’incliner devant Hugues de Luirieux pour le remercier et prendre congé. Hélène, dont les battements de cœur s’étaient apaisés au fil de la journée, les avait vus s’emballer de nouveau.
    Constantin est troublé, aussi bouleversé que je le suis de leur départ, avait-elle constaté. A-t-il craint que je le rejette ? se demanda-t-elle. Ce fut vrai. Quelques secondes. Lorsqu’il était paru entre ses cuisses, les écartelant de douleur. Ensuite, elle n’avait jamais cessé de l’aimer, même durant toutes ces années où elle l’avait cru perdu. Si elle l’avait pu, Hélène se serait levée pour l’étreindre et l’embrasser. Mais, outre la table, son époux et les convives, la bienséance elle-même les séparait.
    Bientôt, s’était-elle promis en ramenant ses mains sous la table pour n’être pas tentée de saisir les siennes, tremblantes.
    Abruti de vin et indifférent à leur émotion, Luirieux leur avait remis une lettre de recommandation pour l’intendante du castel de Sassenage. Préparée sans doute lorsqu’il s’était absenté en milieu d’après-midi pour se faire recoudre, en avait conclu Hélène.
    — Tu partiras dès demain pour y prendre tes quartiers, avait-il ajouté en visant d’un index vacillant le soi-disant dresseur.
    Après avoir remercié le prévôt, Algonde avait empoché le document bien inutile pour elle, avant de s’effacer sur la promesse muette de leurs proches et véritables retrouvailles.
    *
    Prendre quartier.
    L’allusion militaire refit sourire Hélène dans l’obscurité de la voiture qui venait de s’engager sur le vieux pont.
    Si Hugues de Luirieux s’imaginait pouvoir les diriger, elle et les siens, comme il menait ses hommes, il se trompait. Dès lors qu’elle serait en sécurité à Sassenage, elle ferait en sorte de demeurer maîtresse de son destin.
    Celma le lui avait affirmé.
    Hugues de Luirieux tomberait.

32
     
    Mathieu ne fut pas long à se repérer, malgré la nuit qui les encerclait. Il connaissait suffisamment la région pour l’avoir battue et rebattue au gré des événements qui avaient marqué sa destinée. En trois heures de marche, au maximum, ils auraient rallié la barcasse du passeur du gué de Beaulieu. Connu des fripons, l’homme savait manœuvrer sur l’Isère. Pour quelques pièces, aux premières lueurs de l’aube, toujours, il offrait la traversée mais aussi son silence depuis qu’on lui avait coupé la langue. Une fois de l’autre côté du fleuve, Mathieu et les siens seraient en sécurité pour gagner le point de rencontre donné à Briseur dans les montagnes. Mathieu se relâcha. Ils avaient du temps devant eux. Torval ne trouverait personne pour le renseigner sur le souterrain et la nuit interdirait aux soldats de battre campagne. Il accorda donc aux enfants qui bâillaient deux heures de sommeil durant lesquelles, par mesure de prudence, il tiendrait la garde avec La Malice.
    Ce dernier, que le sommeil prenait tard, accepta le premier tour et Mathieu s’étendit entre Mayeul et son fils, dans une chênaie feuillue et généreuse qui leur accordait l’asile d’une petite clairière.
    Sentir de nouveau à ses côtés le souffle chaud et l’odeur de Petit Pierre le combla d’aise. Il sombra d’un bloc dans un sommeil profond, avec au cœur la certitude d’une vie à réapprivoiser.
    *
    Le réveil fut brutal.
    Il s’extirpa d’un cauchemar dans lequel on lui piquait la gorge avec insistance.
    Lorsqu’un soulier percuta ses côtes, il ouvrit grand les yeux et, sursautant, manqua s’empaler sur la lame à quelques doigts de sa glotte.
    Rêvait-il encore ? Un rire se chargea de le détromper.
    — Tu nous auras donné de la peine, le borgne !
    Torval. Mathieu sentit le sang quitter ses veines. Il étendit ses bras sur les côtés. Les lits de mousse étaient vides. La nuit,