Théodoric le Grand
serais douté, tiqua un peu à
l’évocation de sa mère. Il ne put que marmonner confusément :
— Je n’ai pas besoin de permission…
Je continuai donc à le taquiner, et ajoutai,
impérieuse :
— Ou me confondrais-tu par hasard avec ta mère, mon
garçon, niu ?
Rendons-lui cette justice : à cette remarque, il
rassembla son courage et répondit d’un ton décidé :
— Cessez de m’appeler « mon garçon ». Je suis
un prince, et un guerrier ruge.
— Et un débutant peu expérimenté, apparemment, dans
l’art d’engager la conversation avec des femmes douteuses.
Il se dandina sur ses pieds et murmura :
— Je ne savais pas… je pensais que vous sauriez quoi
dire. J’ai pensé qu’une femme se promenant ainsi la nuit tombée devait être… eh
bien…
— Une noctiluca [76] ? Un
papillon de nuit ? Et qu’étais-je censée te répondre ? « Viens
coucher avec moi, que je prélève l’amande de ton fruit » ?
Frido avait l’air maintenant légèrement inquiet :
— Quoi ?
— Cela veut dire le dépucelage. La fin de l’innocence.
Le début de la maturité. La toute première fois. Ce qui serait bien ton cas,
n’est-ce pas ?
— Eh bien…
— Je m’en suis doutée. Alors suis-moi, prince et
guerrier. Tiens, tu peux porter mon sac.
Comme je prenais son bras et le guidais le long de la rue,
il fit, sidéré :
— Vous voulez dire que… vous allez le faire ?
— Pas moi, non. Tu pourrais vraiment me prendre pour ta
mère.
— Je vous assure, gracieuse dame, que c’est tout à fait
impossible. Pas question de confusion. Si seulement vous connaissiez ma…
— Chut ! Je me moquais de toi. Je suis en train de
te conduire auprès d’une jeune femme bien plus complaisante. C’est tout près
d’ici.
Frido ne répondit pas, forcé de se concentrer pour marcher
droit. Nous arrivâmes devant une porte que je lui indiquai du doigt :
— Elle habite ici. Tu vas beaucoup aimer Roscia. Elle
porte le collier de Vénus.
— Vous n’allez même pas me présenter ? Je ne peux
quand même pas sonner comme ça chez une étrangère, et…
— Si tu veux montrer que tu as de la maturité, jeune
prince et guerrier, tu dois apprendre à accomplir certaines choses par
toi-même. Appelle-la par son nom : Roscia, et dis-lui que tu es un ami de
sa relation d’avant-hier.
Comme il restait indécis devant la porte, je pris mon sac et
m’éloignai, certain qu’il ne tarderait pas à se décider. Je faisais également
confiance à Roscia. Elle aurait à cœur de faire de Frido un homme, et saurait
procéder en experte. J’en fus heureux : il était temps que le gamin
apprenne à se conduire en futur époux de la princesse Thiudagotha, même s’il
ignorait encore que tel serait son destin.
Je dois le confesser, j’avais un instant envisagé le
malicieux scénario qui aurait consisté à jouer moi-même ce rôle vis-à-vis de
Frido. C’était un beau jeune homme, élégant et bien bâti, tout à fait plaisant
somme toute, et j’aurais fait en sorte que cette première expérience restât
gravée à jamais dans sa mémoire. Je n’aurais eu aucun mal à y parvenir ;
je l’avais naguère fait avec Gudinand, et pas une seconde Frido n’aurait
suspecté que je pouvais être autre chose qu’une femme rencontrée par hasard.
Alors pourquoi avais-je refusé de tirer avantage avec avidité d’une aussi
formidable opportunité ?
Peut-être parce que le prince était alors sous l’empire de
la boisson, et que c’eût été abuser de la situation. Peut-être parce qu’ayant
longtemps été pour Frido un « grand frère », je ne tenais pas à
sortir de ce rôle. Peut-être parce que je jugeai pervers de ma part de
m’impliquer de la sorte dans sa préparation au mariage avec ma propre
« nièce » Thiudagotha. Peut-être aussi qu’après avoir parlé à Frido
de maturité, j’avais eu à cœur d’en donner moi-même l’exemple, mettant de côté
mon insouciance et mon impétuosité habituelles. Se pouvait-il, enfin, que je me
sois sournoisement susurré, dans le secret de mon âme, que j’aurais tout le
temps pour « cela » quand l’enfant serait plus grand ? Akh, tout
cela était bien compliqué.
Toujours est-il que le fait d’avoir renoncé à cette occasion
sembla, pour ce soir-là du moins, avoir engourdi mon appétit pour l’aventure.
En effet, tandis que je poursuivais ma promenade à travers Singidunum, je ne
manquai pas de
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