Théodoric le Grand
j’ai décidé de romaniser
mon nom.
Il promena d’un air hautain son nez – réputé si
petit – sur nous.
— C’est pourquoi je désire dorénavant être appelé
Feletheus.
Le prince Frido grimaça, embarrassé, tandis que les autres
choisirent délibérément de regarder ailleurs, évitant de pouffer. J’eus la
sensation que Feva-Feletheus était aussi fat et avide de gloriole que la reine
Giso avait pu l’être à Pomore, et me demandai comment ce couple avait pu mettre
au monde un fils aussi modeste et admirable.
— Va donc pour Feletheus ! accorda Théodoric avec
bonne humeur. Et à présent, mes amis et alliés, hommes dévoués à notre cause,
mettons-nous en route, et allons mériter le titre de guerriers.
C’est ainsi que par une délicieuse matinée teintée de bleu
et d’or, en ce mois appelé par les Goths « Gáiru », le mois de la
Lance, maintenant nommé septembre, premier mois de l’année romaine 1241,
an 488 de l’ère chrétienne, Théodoric sauta sur la selle de son Kehailan
et jeta ce cri : Atgadjats ! La terre s’ébranla alors du
piétinement concentré de milliers de bottes et de sabots, dans le bruit de
roulement de centaines de roues de chariots, tandis que notre gigantesque armée
s’élançait vers l’ouest, vers Rome.
*
Les deux cent quarante premiers milles de notre voyage
furent comme nous l’avions espéré dénués de tout obstacle et de toute
difficulté, et même pas particulièrement rigoureux. Septembre et octobre sont
cléments pour les voyageurs, ni trop chauds durant la marche de la journée, ni
trop frais durant la nuit, ce qui permet de dormir confortablement. Et cette
saison mérite bien son nom ancestral de mois de la Lance, parce que le gibier y
abonde. Nous avions délégué aux abords de notre colonne des éclaireurs servant
à la fois de sentinelles et de chasseurs que nous accompagnions souvent, Frido
et moi. En plus des bêtes sauvages et des oiseaux qu’ils pouvaient abattre, ils
cueillaient des fruits dans les vergers, mais aussi des olives et du raisin
dans les oliveraies et les vignes traversées, sans compter la volaille prélevée
dans les basses-cours de fermes. Bien sûr, cela enfreignait l’interdiction
faite par l’empereur de chaparder les biens de ses sujets, mais comme Zénon
l’eût sans doute lui-même concédé, il est difficile de demander aux soldats de
trop bien se conduire.
En cours de route, nous fûmes à plusieurs reprises arrêtés
et salués par de nouveaux contingents désireux de se joindre à nous. Il
s’agissait de petits groupes germaniques composés de Warnes, de Lombards ou
d’Hérules, souvent pas plus d’une poignée, mais qui regroupaient parfois tous
les hommes valides d’une tribu, certains venus d’assez loin. Leur intégration
dans des corps d’armée déjà organisés n’allait pas sans poser de problèmes, et
les officiers auxquels on adjoignait ces nouvelles troupes peu disciplinées
avaient tendance à grincer des dents d’exaspération. Mais Théodoric ne renvoya
aucun des nouveaux arrivants. Il fit même tout son possible pour qu’ils se
sentent chez eux, accueillis comme de francs camarades. Dès qu’un groupe d’une
certaine importance nous rejoignait, il procédait à un échange solennel de
serments mutuels resserrant les liens qui nous unissaient tous. Et bien que
notre armée fût accompagnée de quelques prêtres-chapelains ariens membres de la
tribu des Alains, Théodoric n’avait pas peur, à l’occasion, de les faire
fulminer eux aussi : lorsque des adeptes de la Vieille Religion nous
ralliaient, il leur faisait jurer fidélité sur Wotan, père de tous les dieux
païens.
Cette première partie du voyage nous mena au confluent de la
Savus et du Danuvius, où se dresse Singidunum. Nous installâmes le campement au
bord de la rivière et y restâmes plusieurs jours, d’abord pour nous ravitailler
en victuailles fraîches, mais aussi pour laisser aux troupes l’occasion de se
délasser un peu en profitant des commodités de la ville. La cité était à
présent sous la garde de la IV e légion Flavia, et durant notre
séjour, nombre de ses soldats la quittèrent pour se joindre à nous.
La ville ayant été le théâtre de mes tout premiers exploits
guerriers, j’arpentai ses rues avec la vague sensation du propriétaire des
lieux. Mon compagnon le prince Frido était encore bien plus excité par cette
visite, car lorsque nous étions passés en
Weitere Kostenlose Bücher