Théodoric le Grand
le monde, ici
même sur le campement, mais aussi pour le trajet à venir. Aussi, ceux qui
n’avaient pas besoin d’entraînement spécial furent chargés de rapporter la
récolte d’automne et de procéder à la préparation de la viande. Le grain fut
battu, vanné et ensaché ; le vin, l’huile et la bière furent mis en
tonneaux ; la viande fut séchée, fumée ou salée. Ensuite Théodoric fit
redistribuer les réserves naguère préparées par Feva. Puis des barges se
chargèrent de les disperser le long de la route que suivrait notre armée.
Aucune de ces fébriles activités ne pouvait être accomplie
en secret, et Odoacre entama de son côté des préparatifs sans plus de
discrétion. Des voyageurs venus de l’Ouest nous rapportèrent que dans toute
l’Italie, des troupes remontaient vers le nord de la Péninsule. Nos propres speculatores envoyés chez l’ennemi en mission d’espionnage furent plus précis : les
effectifs de ces troupes avoisinaient les nôtres, et elles s’étaient organisées
en position défensive. Comme je l’ai dit, la ligne invisible séparant les deux
empires, assez vague, courait quelque part sur la province de Pannonie, et de
tout temps, les deux parties avaient tenté de repousser cette frontière dans le
but d’accroître leur territoire. Odoacre aurait eu parfaitement le droit de
faire avancer ses troupes jusqu’au centre de la Pannonie et de nous affronter à
cet endroit. Mais les rapports confirmaient qu’il avait choisi de stationner
ses forces à la frontière orientale de l’Italie, en bordure de la Vénétie, le
long du Sontius [69] ,
qui court des Alpes Juliennes jusqu’à l’Adriatique.
Dès réception de ces rapports, Théodoric convoqua un conseil
pour discuter de la situation. Il rassemblait, outre nous deux, le maréchal
Soas, ses généraux Ibba, Pitzias et Herduic, son allié le roi Feva et son fils
Frido, qui allait enfin participer à la guerre, comme je le lui avais promis
depuis longtemps. Théodoric engagea le débat par ces mots :
— Odoacre aurait pu choisir de nous affronter dans les
solitudes de Pannonie, loin de l’entrée de la maison romaine proprement dite,
et nous empêcher ainsi de ruiner cette partie de son territoire sacré. Mais il
a préféré renforcer solidement sa porte elle-même. C’est un peu comme s’il me
disait : « Théodoric, tu peux prendre et garder, si tu y parviens,
cette terre disputée qu’est la Pannonie. Mais là, en lisière de la Vénétie, à
la frontière de l’Italie impériale, je trace une ligne rouge,
infranchissable. »
— Cette décision pourrait lui valoir un avantage
stratégique indéniable, nota Herduic. Une armée combat toujours plus férocement
sur son sol.
— Cela signifie, dit Pitzias, qu’il nous faudra
parcourir six cents milles romains pour l’atteindre. Un voyage épuisant.
— Mais au moins, constata Ibba, nous n’aurons pas à
combattre pour traverser cette longue partie intermédiaire.
— Et si tel est le cas, ajouta Soas, nous n’en serons
pas tant affaiblis que cela. Il y a quatre-vingts ans, le roi wisigoth Alaric a
réalisé la même traversée avec des forces beaucoup moins bien équipées. Il a
néanmoins atteint les portes de Rome, et les a enfoncées.
— Ja, approuva Théodoric. Je crois que le mieux
que nous ayons à faire serait de suivre le trajet qu’emprunta Alaric. Suivre la
vallée du Danuvius jusqu’à Singidunum [70] , avant de
remonter la Savus [71] jusqu’à Sirmium [72] . Nous nous
trouverons alors exactement à mi-chemin, et nous y passerons l’hiver. Puis nous
repartirons, suivrons le cours de la Savus à travers le reste de la Pannonie [73] ,
et pendant que nous traverserons la Savia et la Norique méridionale, rien
n’empêchera notre armée de prélever nos vivres chez l’habitant. Pas loin des
sources de la Savus, nous trouverons la cité d’Aemona [74] , qui pourra
être pillée avec profit. De là, il ne restera qu’une plaine facile à traverser
avant de parvenir sur le Sontius, ce qui nous amènera au contact d’Odoacre au
printemps prochain.
Nous hochâmes tous la tête, donnant ainsi notre assentiment
à ce plan. Puis le roi Feva prit pour la première fois la parole et dit, de son
lourd accent ruge :
— J’aimerais faire une annonce d’une certaine
importance.
Nous le regardâmes tous.
— Devant la forte probabilité que je devienne d’ici peu
le maître d’une partie de ce qui fut l’Empire romain,
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