Théodoric le Grand
entendu, au cours des années qui suivirent, maint
voyageur parler en termes éblouis de la « rose nitescence » de
Vérone, tant l’architecture, la statuaire et l’ornementation de cette ville
font appel à des pierres, des briques ou des tuiles rouges, rosées ou de teinte
rouille. Ma foi, si Vérone était colorée de manière aussi frappante à l’époque
où j’y résidai, je devais être trop occupé, je l’avoue, pour y prendre
véritablement garde. Mais je n’ai cessé de me demander depuis s’il ne fallait
pas voir cette « rose nitescence » comme la résultante délavée du
sang ayant éclaboussé Vérone pendant notre bataille en ses murs. Le combat
avait été mené dans tant d’endroits isolés, dans tant de réduits dérobés, que
le carnage avait semblé moins féroce que sur un champ à ciel ouvert. Mais quand
il fallut compter et ramasser un à un ceux qui étaient tombés, nous trouvâmes
près de quatre mille victimes chez les légionnaires romains, et presque autant
de notre côté. Il était difficile d’estimer à quel degré ces pertes avaient
affaibli les forces d’Odoacre. Mais en tenant compte des victimes déjà tombées
sur notre route, c’était presque un tiers de nos effectifs qui avait disparu
depuis notre départ de Novae.
Certes, ce monstrueux massacre nous avait bel et bien valu
Vérone. Et nous pouvions à bon droit nous prévaloir de nous être frayé un long
chemin victorieux en territoire romain, ayant d’ores et déjà parcouru en
largeur un bon tiers de la péninsule italienne. Pour autant, cette bataille,
comme toutes les précédentes, n’avait pas été décisive. Elle n’avait pas
détrôné Odoacre, ne l’avait pas amené à demander la paix et n’avait en aucun
cas poussé le peuple à considérer les envahisseurs que nous étions comme leurs
libérateurs. La prise de Vérone, en somme, semblait n’avoir rien changé pour
personne.
La trêve étant venue mettre fin prématurément aux combats,
de nombreux légionnaires romains avaient survécu et nous avions maintenant la
charge de près de trois mille prisonniers. Bien que leur ressentiment à l’égard
d’Odoacre fut palpable, pour les avoir ainsi sacrifiés dans une mission suicide
et sans issue, ils étaient plus encore meurtris de ne pas être noblement tombés
au champ d’honneur. Mais ils n’avaient aucunement l’intention d’imiter Tufa et
de trahir leurs engagements envers l’armée romaine en se mettant à notre
service. Théodoric ne pouvait naturellement ni leur laisser leurs armes, ni les
libérer, même sous condition de fides data [91] . Mais il était bien entendu
conscient que ces hommes, comme toutes les légions de Rome, seraient
probablement un jour les siens, aussi ordonna-t-il de les traiter avec respect
et courtoisie et de bien les nourrir tout le temps qu’ils resteraient nos captifs.
Cela imposa un nouvel omis [92] à nos forces déjà réduites,
occupées de surcroît aux tâches multiples de l’installation des campements, des
soins à administrer aux blessés, des tombes à creuser pour les défunts, et de
l’évacuation de la cité afin qu’elle retrouve une vie normale. Ces occupations
étaient si prenantes qu’il n’est pas étonnant qu’aucun de nos généraux ne
songeât à se plaindre du silence dans lequel nous avaient laissés Freidereikhs
et Tufa depuis leur départ, aucun messager n’étant revenu nous renseigner sur
l’endroit où ils se trouvaient et ce qu’ils faisaient.
Théodoric, lui, s’en rendit bien compte et grommela à mon
intention :
— Quatre jours sans nouvelles. Est-il possible que ce
jeune coq ait eu l’outrecuidance de me laisser piaffer ici d’impatience pour le
seul plaisir de se pavaner sans la supervision de ses aînés ?
— Je ne le crois pas capable d’une telle
insubordination. Mais il n’est pas impossible qu’il ait pensé revenir se
présenter devant toi, son exploit une fois accompli, dans un ostentatoire désir
de gloriole personnelle…
— Je ne tiens pas à m’en remettre à ses caprices,
grogna-t-il. Envoie des messagers à l’ouest et au sud, qu’on le retrouve et
m’informe à son sujet.
Avant même que j’aie pu les dépêcher, un messager venu du
sud se présenta dans le camp. Sur un coursier couvert d’écume, il arriva au
galop et s’arrêta en dérapant devant la tente où flottait l’étendard de
Théodoric, chutant presque de fatigue en descendant de sa selle. Mais
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