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Théodoric le Grand

Théodoric le Grand

Titel: Théodoric le Grand Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Gary Jennings
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semailles
épandues au sol… une litière de plus de deux cents cadavres. Les victimes
avaient pour la plupart été exécutées d’un coup de couteau ou d’une seule
entaille nette et profonde. Une telle blessure, bien placée, suffit en général
à vider un homme de son sang, emmenant avec lui sa vie et sa conscience. Mais
les colonnes d’Odoacre, se déplaçant à marche forcée, ne pouvaient tolérer le
moindre retard ; le massacre de leurs prisonniers s’était donc déroulé
dans une certaine précipitation. Et plusieurs des victimes, dont le centurion
Bruno et le jeune roi Freidereikhs, avaient été si sommairement massacrées à la
hache (d’horribles débris de chair gisaient encore, éparpillés çà et là autour
d’eux) que leurs corps immobiles étaient à présent criblés de trous, et de
cratères, comme les épouvantables terres karstiques que nous avions un jour
traversées ensemble à cheval.

 
26
    Cette confession sera peut-être malvenue dans le récit de
guerre d’un soldat, mais sur chaque champ de bataille, après les combats, des
émotions féminines bien éloignées de celles d’un guerrier étaient
irrésistiblement remontées en moi ; j’avais ressenti pour tous les morts
une profonde pitié et un chagrin bien réel.
    Ce jour-là pourtant, debout dans le champ, c’est un
tourbillon d’autres émotions qui me submergea ; dont une douleur
tendrement maternelle, je ne saurais la décrire autrement. Bien que n’ayant
jamais connu l’expérience de la maternité, je versai pour Freidereikhs de
véritables larmes de mère, car la vraie, je le savais désormais, ne pourrait
jamais le faire pour lui. Tout en regardant son pauvre corps profané, il me
sembla entendre ces mots : « Voyez, cet enfant amènera la chute… et
une épée transpercera ton âme. » La mienne, duelle par essence, eut en
même temps à ressentir les affres d’une tristesse masculine, car je pleurais la
perte de Freidereikhs comme un frère aîné. C’était avec l’enfant Frido que
j’avais voyagé si longuement, découvert les lumières des « joyeux
danseurs ». C’est à l’enthousiaste et ardent jeune homme que j’avais
enseigné certains aspects de la vie des bois. C’est aussi au même Frido qu’au
seuil de sa vie d’homme, j’avais présenté la première femme qu’il eût jamais
connue. Et voilà qu’à ma grande honte, je sentais à présent monter en moi une
émotion toute féminine, aussi primale que peu glorieuse. Le regret égoïste de
ne pas avoir été cette première femme, ni l’une des suivantes qui avaient fait
la joie du jeune monarque, lui donnant du plaisir et en recevant de sa part,
occasion qui ne se représenterait jamais plus…
    Cependant, parmi les sentiments confus et pas tous très
avouables qui m’assaillaient, l’un d’eux dominait tous les autres, en tant
qu’homme et que femme : c’était la froide détermination qui m’avait
envahi, dans mon désir implacable de venger l’infamie.
    Je réalisai soudain que je n’étais pas seul dans ce champ.
Des gens des fermes et villages alentour se trouvaient là, creusant sans
conviction de grands trous destinés à servir de fosses communes, et tous
maugréaient, juraient et s’insurgeaient contre ces horribles déchets dont on
leur avait laissé la charge. Non loin du corps de Freidereikhs, quatre paysans
âgés travaillaient en groupe. Le plus proche, ayant croisé mon regard, prit sa
pioche sur l’épaule, s’approcha de moi et engagea la conversation :
    — Tu es peut-être en train de te demander, l’ami,
pourquoi nous sommes tous là à grommeler, alors que nous devrions être éperdus
de reconnaissance… C’est que vois-tu, en dehors des innombrables bâtards dont
notre noble seigneur a toujours su gratifier nos filles, le généreux don
d’engrais que tu vois ici est le seul cadeau qu’il nous ait jamais fait.
    — Quel seigneur ? demandai-je. Le roi
Odoacre ?
    Il secoua la tête.
    — Non, le clarissimus Tufa, le magister
militum des armées d’Odoacre. Par le fait, également duc de cette province
de Flaminia, et légat de Bononia.
    Du geste je montrai le champ :
    — C’est un duc romain qui a perpétré cette
boucherie ?
    — Romain ? Il n’a rien de romain. C’est un pur
barbare ! Et un cochon de barbare, même paré de la toge teintée, reste un
cochon de barbare. Tu dois être étranger, toi. J’espère que tu ne voyages pas
en compagnie d’une épouse ou d’une

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