Théodoric le Grand
d’audience vide.
— Voilà pourquoi, conclut-il, lorsque quiconque
requiert mon attention, sénateur, porcher ou prostituée, j’essaie toujours de
me souvenir que si l’herbe pousse, si le monde existe, c’est parce que cette
personne vit. Ce qui la préoccupe est l’affaire la plus pressante, la plus
grave qui m’ait été soumise. Et lorsque je statue sur son cas, j’essaie de ne
jamais oublier que cela affectera inexorablement d’autres centres de l’univers.
Il sourit de voir l’intense concentration de nos visages.
— Peut-être penserez-vous que je simplifie
outrageusement les choses, ou que je les complique au contraire jusqu’à la
confusion. Je pense juste que mon aspiration à les envisager dans cette
singulière perspective me permet de juger, de me prononcer et de gouverner avec
une plus grande prévoyance.
Et haussant les épaules d’un petit geste humble, il
ajouta :
— Du moins, les gens semblent s’en satisfaire.
Là encore, aucun d’entre nous ne répliqua un seul mot. Nous
étions soufflés d’admiration devant ce roi capable d’appréhender son peuple, du
plus fort au plus humble, d’un point de vue aussi compatissant. Peut-être
pensions-nous aussi en cet instant à ces personnes, fraîches dans nos mémoires
ou déjà en train de s’effacer, tous ces êtres que dans notre manque de
perspective, nous avions un jour blessés, négligés, ou même aimés avec une
coupable légèreté.
*
Pour ma part, comme les sénateurs, les porchers, les
prostituées et tous les autres centres de l’univers des domaines de Théodoric,
j’avais vécu une vie égocentrique confortable tout au long de son règne. Mon
commerce d’esclaves s’était avéré profitable, et ne requérait que peu
d’attention de ma part, attention que je n’aurais de toute façon pas pu lui
donner, occupé par mes fréquents voyages et mes courantes périodes de service à
la cour. Mes employés de la ferme de Novae avaient donc produit sans mon
concours mes deux ou trois premières récoltes d’esclaves courtois et bien
éduqués, et leur supériorité sur ceux que l’on trouvait ordinairement dans les
cités romaines était telle qu’ils se vendirent à des prix tout à fait
avantageux. C’est alors que Meirus, dans l’une de ses cargaisons arrivant de
Noviodunum, m’envoya à Novae un eunuque grec plus très jeune sur lequel, par
lettre, il attirait particulièrement mon attention.
« Voici Artémidore, disait la missive, ancien
responsable des esclaves à la cour d’un certain prince Balash, en Perse. Vous
trouverez en lui un formateur hors pair, expert dans l’art de produire les
serviteurs les plus raffinés. »
Je posai à Artémidore un certain nombre de questions au
sujet de ses méthodes d’enseignement, et terminai par celle-ci :
— À partir de quand considérez-vous que la formation
d’un de vos élèves est achevée, qu’il est enfin prêt à prendre du
service ?
Le nez au profil classique du Grec se pinça de manière assez
hautaine et il me répondit :
— Un élève n’en a jamais fini avec mon enseignement.
Tous ceux dont je m’occupe apprennent bien sûr à lire et à écrire dans une
langue ou une autre. Après quoi, une fois lancés dans le monde, ils restent en
lien constant avec moi, afin de continuer à bénéficier de mes conseils. Ils
pourront en avoir besoin pour des sujets très variés, de la nouvelle coiffure
de leur maîtresse à des sujets beaucoup plus intimes, parfois. En tout cas, ils
ne cesseront jamais d’apprendre, toujours tendus vers le raffinement ultime.
Trouvant cette réponse d’un grand bon sens, je lui déléguai
l’entière autorité de mon affaire et, dès lors, ma ferme de Novae commença
véritablement à mériter son nom d’académie. Parmi les premiers élèves sortis de
la formation d’Artémidore, beaucoup se retrouvèrent dans ma suite personnelle,
que ce soit à la ferme ou dans l’une de mes résidences de Rome. Même lorsque
chacune de mes demeures fut pourvue d’une domesticité plus riche que les villas
les plus cossues de Rome, Artémidore continua d’envoyer des jeunes gens d’une
telle élégance que j’eus sincèrement du mal à me résoudre à les vendre. Je le
fis pourtant, à des prix renversants, que j’obtins sans discuter.
Il n’y a qu’une seule personne à qui je refusai
systématiquement de vendre un de mes esclaves : la princesse Amalasonte, à
présent mariée et vivant dans
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