Théodoric le Grand
brandissant une arme d’emprunt,
cabossée ou arrachée à la main d’un guerrier mourant, sans attacher la moindre
importance à son apparence, sa valeur ou sa provenance.
Ces jours-là étaient lointains, désormais. L’âge venant, je
tenais de plus en plus à être traité avec égards et sollicitude, que ce soit
par mes pairs, par les plus jeunes ou bien encore par mes serviteurs. Mes
voyages s’espacèrent et devinrent plus courts et je fis de plus longs séjours
dans l’une ou l’autre de mes résidences ou les palais de Théodoric. Je n’en
suis pas pour autant devenu infirme ou impotent. Rassurez-vous, jamais je ne
suis devenu trop délicat ou trop raide pour seller un cheval et y monter. Ce
matin encore, je me promenais sur le dos de mon étalon Velox V, que rien
ne distingue de ses prédécesseurs, et j’aurais été prêt à rallier n’importe
quel endroit éloigné qui eût convenu à ma fantaisie. Il se trouve simplement
qu’en cet instant, aucun endroit ne m’attirait de manière assez urgente ou
irrésistible pour que j’eusse envie d’y courir.
Durant toutes ces années, impliqué que j’étais dans des
événements de grande importance et pour certains véritablement historiques, j’ai
rarement eu le temps de me laisser aller à mes propres penchants et
inclinations. Il en est un cependant, dans lequel j’ai indirectement été
impliqué, puisque c’est dans ma compilation de la lignée des Amales que se
plongèrent Théodoric, sa reine, son questeur et leurs conseillers pour trouver
un prétendant convenable à la princesse Amalasonte. Leur choix se porta sur un
certain Eutharic.
De l’âge désiré, fils de l’ herizogo Veteric, il avait
grandi dans les terres wisigothes de l’Hispanie et était d’un sang aussi noble
que possible. S’agissant d’un lointain descendant de la lignée qui avait
produit à la fois la reine Giso et Théodoric Strabo, son union avec Amalasonte
aurait l’avantage de réunir deux branches de la famille longtemps divisées et
mutuellement brouillées. Je me souviens avec fierté que par chance, Eutharic
n’avait rien de commun avec Giso ou Strabo. D’apparence tout à fait
présentable, il avait un port agréable et une intelligence alerte.
Le mariage royal fut célébré dans la cathédrale arienne de
Ravenne, celle de Saint-Apollinaire, et le pape de Rome, on me l’a rapporté,
bouillonna littéralement de rage de n’avoir pu ni célébrer ni interdire cette
cérémonie. Cet événement fêté en grande pompe inspira à Cassiodore un poème
combinant un hymne à la belle fiancée, un épithalame au charmant couple et un
panégyrique à Théodoric, pour sa sagesse de les unir. Ce poème, on s’en doute,
fut digne de son créateur. Lorsqu’il fut repris dans le Journal affiché
quotidiennement à Rome, il couvrit la quasi-totalité de la façade du temple de
la Concorde. Des invités vinrent des quatre coins du royaume ostrogoth assister
à la cérémonie et restèrent sur place plusieurs semaines, appréciant
l’hospitalité ostrogo-romaine qui leur était offerte. L’empereur Anastase en
personne fit parvenir de Constantinople de somptueux cadeaux. D’autres cadeaux
de mariage assortis de sincères félicitations et de vœux cordiaux arrivèrent de
villes aussi éloignées que Carthage, Tolosa, Lugdunum, Genava [145] ,
Lutèce ou Isenacum, envoyés par les nombreuses relations et fidèles alliés de
Théodoric et de sa fille. Tous souhaitaient au couple une vie longue et
heureuse.
Mais ce ne fut pas ce qui se produisit. Eutharic tomba
malade et mourut peu de temps après son installation avec sa femme dans leur
palais flambant neuf de Ravenne. Je n’avais pas été le seul à me demander
comment un homme pourrait supporter à longueur de journée une virago impérieuse
comme Amalasonte, et certains n’hésitèrent pas à susurrer qu’il était mort pour
lui échapper plus vite. Ils réussirent néanmoins à donner le jour à un fils, et
Théodoric se félicita que cette ultime extension de sa famille fut enfin de
sexe masculin. Toute sa cour et ses conseillers s’en réjouirent avec lui, mais
la mort prématurée d’Eutharic tempéra cette joie. La fierté de Théodoric au
sujet de son petit-fils en fut sans doute légitimement assombrie, bien qu’il
n’ait jamais ouvertement montré la peine qu’il en avait éprouvé. Ce qui
troublait dorénavant chacun d’entre nous, c’est que le roi allait sur ses
soixante ans alors
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