Théodoric le Grand
était venu, et je compris pourquoi lorsqu’il me prit à part pour me
dire :
— Saio Thorn, je tenais à vous parler sans
témoins. Ce que j’ai à vous dire ne peut être confié à un messager. Dans les
rangs de Théodoric, parmi ses hommes les plus proches, la trahison est à
l’œuvre.
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Je laissai à Artémidore le temps de s’expliquer, puis je
répondis assez fraîchement :
— Si je suis devenu fournisseur d’esclaves, c’est pour
rendre service aux gens de la haute société, certainement pas pour installer
chez eux des oreilles indiscrètes.
Il répliqua d’un ton tout aussi froid :
— Je partage votre avis, Saio Thorn. Mes élèves
ont tous été, croyez-le bien, sévèrement mis en garde contre l’indiscrétion et
les ragots. Même les femmes s’astreignent à garder leur réserve et à se
comporter dignement. Mais l’affaire dont je vous parle semble dépasser
largement ce cadre.
— Effectivement, et ô combien ! Elle met en cause
la réputation d’un Ostrogoth, Odoin, qui détient le statut d’ herizogo comme moi, et dont le rang de général est l’équivalent du mien. Au nom de quoi,
je vous prie, devrais-je privilégier la parole d’un esclave contre celle d’un
tel homme ?
— Parce qu’il s’agit de mon esclave. (Son ton était
devenu véritablement glacial.) Un produit de mon école. Et il se trouve que le
jeune Hakat est un Tcherkesse, peuple renommé pour son honnêteté sans faille.
— Je me souviens de ce jeune homme. Je l’ai vendu à
Odoin comme exceptor. Malgré son titre et ses honneurs, le général ne
sait en effet ni lire ni écrire. Si c’est une affaire de tant d’importance,
pourquoi cet esclave Hakat n’est-il pas venu me voir directement ?
Pourquoi choisir de vous envoyer un message à vous, qui êtes si loin à
Novae ?
— La particularité de la race des Tcherkesses est
qu’ils accordent une révérence toute particulière à l’égard de leurs aînés
immédiats. Un jeune homme, lorsque son frère aîné entre dans la pièce, sautera
sur ses pieds, respectueux et attentionné, prenant bien garde de ne pas parler
avant que ce dernier ne lui ait adressé la parole. Il semble que mes étudiants
tcherkesses m’accordent ce statut et me considèrent un peu comme leur grand
frère. De sorte qu’ils se tournent vers moi dès que quelque chose les tracasse.
— Soit. Je vais donc fournir au jeune Hakat une sœur
aînée, afin de faire toute la lumière sur cette affaire. Demandez-lui de
franchir le Tibre dès que possible et de se rendre à la demeure d’une nommée
Veleda…
Le général Odoin et moi n’étions pas particulièrement
proches, mais nous nous étions fréquemment côtoyés à la cour de Théodoric.
Souhaitant maintenant m’introduire tel un speculator dans sa résidence,
je désirais bien sûr qu’il ne puisse me reconnaître. Quand Hakat se présenta
chez moi, je lui déclarai :
— Il est probable que ton maître ignore le nombre exact
de ses esclaves. Tu pourrais m’introduire parmi eux pour un temps limité. Les
autres esclaves n’iront certes pas discuter la décision de l’ exceptor de
leur maître. Tu n’auras qu’à leur dire que je suis ta grande sœur et que restée
veuve, je suis tombée dans la pauvreté ; je me trouve donc obligée de
travailler pour me nourrir.
— Vous m’excuserez cette remarque, Caia Veleda,
fit le jeune homme en toussant discrètement, mais… (beau comme le sont les
Tcherkesses, il tenta ici de faire preuve des bonnes manières que leur avait
inculquées leur maître Artémidore)… c’est que, voyez-vous, il n’y a pas souvent
d’esclaves, où que ce soit, de la distinction de madame, et de… euh, comment
dirais-je… d’un âge aussi respectable.
La pique me toucha et je répliquai de façon cinglante :
— Je ne suis pas encore assez décatie pour qu’on me
laisse moisir sans utilité au coin de la cheminée, jeune Hakat ! Et
crois-le bien, je saurai simuler l’humilité de l’esclave avec assez d’habileté
pour tromper des yeux aussi perçants et inquisiteurs que les tiens.
— Loin de moi l’idée de songer à vous manquer de
respect, se hâta-t-il de préciser. Il va de soi que vous êtes encore bien assez
jolie pour endosser le rôle de ma sœur tcherkesse. Vos désirs seront des
ordres, Caia Veleda. Quel genre de servante désirez-vous être ?
— Vái ! Tu n’as qu’à m’engager comme
aide-cuisinière, ça m’ira très
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