Théodoric le Grand
Ce nom
repoussant et ce prix extravagant achevèrent d’en faire un produit absolument
irrésistible. Cela fait des années maintenant que je vends de cette
épouvantable ordure aux riches Khittim de Rome à Ravenne, et aux opulents
Yevanim d’Athènes à Constantinople, sans compter les clients des deux sexes
habitant toutes les régions intermédiaires. Grâce au sápros pélethos, je
suis devenu aussi riche qu’eux. Akh, croyez-moi, jeune homme,
l’imagination est un ingrédient magique.
— Permettez-moi de vous féliciter, vous et votre invention.
— Thags izvis. Bien sûr, ayant mis en action mon
imagination, je n’ai pas eu besoin d’en faire beaucoup plus. Vendre de la boue
ne requiert en effet ni attention ni efforts. Contrairement à la plupart des
hommes d’affaires, je ne passe pas mes journées, rongé par l’anxiété, à me
désespérer. Cela m’a laissé le temps de m’initier aux affaires publiques et à
l’administration provinciale, de dire encore un peu la bonne aventure à tous
ceux qui en ont besoin, et de rendre des services à des notables tels que notre magister militaire Théodoric. Ou son maréchal en visite chez nous.
Permettez-moi d’ailleurs, Saio Thorn, de vous offrir un plein pot de ma
boue miraculeuse. Vous êtes certes bien jeune pour les rhumatismes, mais
peut-être avez-vous dans vos relations une amie vieillissante et un peu ridée
qui…
— Pas si âgée que cela, thags izvis. Pour ce qui
me concerne, je compte m’aventurer prochainement dans les marais, justement. Si
le besoin s’en fait sentir, je pourrai me procurer ma propre boue.
— Certainement, certainement. À présent, en quoi
puis-je vous aider, Maréchal ? Le message de Théodoric vous présentait
comme un historien itinérant, et demandait que l’on vous procure toute l’aide
que vous pourriez requérir. Cherchez-vous l’histoire dans ces contrées
marécageuses ?
— Ainsi que partout ailleurs où l’on puisse la trouver,
confirmai-je. Je sais que c’est ici que les anciens Goths ont résidé, avant
d’être repoussés vers l’ouest par les Huns. Je sais aussi que pendant qu’ils
vivaient là, se livrant à de pacifiques activités de pêcheurs, de trappeurs et
de négociants, les Goths devinrent également pirates au long cours, et allèrent
ravager de nombreuses cités, de Trapezus [31] à Athènes.
— Pas exactement, fit le Boueux, levant un doigt. Les
Goths ont toujours été des fantassins et des cavaliers. Des seigneurs de terre
ferme. Les pirates étaient en fait les Cimbres, comme on les nomme dans les
vieilles légendes. Ce sont ceux qu’on a fini par appeler les Alains ; des
hôtes des rives de la mer Noire, eux aussi. Les guerriers goths les ont
persuadés de les transporter jusqu’aux lieux de pillage, comme vous avez loué
les services de bateliers pour venir jusqu’ici. Les Alains leur procuraient les
équipages, les Goths se chargeaient ensuite de combattre et de dépouiller leurs
victimes.
— Je prendrai note de la correction, assurai-je.
Meirus poursuivit.
— Ces Goths auteurs de raids maritimes étaient connus
pour la brièveté et la cruauté du message qui les précédait, envoyé par eux dans
les cités où ils s’apprêtaient à aborder. Quel que soit le langage utilisé, ce
message ne comportait que quelques mots simples : Tributum aut bellum.
Gilstr aíththau baga. Le tribut ou la guerre.
— Ceci prit fin, je suppose, dès que les Goths firent alliance
avec Rome et apprirent à vivre en paix, se fondant peu à peu dans la culture et
les coutumes romaines ?
— Ja, les Goths vécurent alors un âge d’or de
paix et de prospérité, qui dura un bon demi-siècle. Jusqu’à l’arrivée des Huns,
menés par leur chef Balamber. (Meirus secoua douloureusement la tête.) Les
Romains avaient pris l’habitude de dire des Goths : « Dieu les a
envoyés pour nous punir de nos fautes. » Les Goths, à présent, en disaient
autant des Huns.
— Depuis, plus personne n’ignore leur histoire,
complétai-je. Ce que j’espère maintenant découvrir, c’est ce qu’ont fait les
Goths, et où ils se trouvaient avant de venir s’installer ici, autour de la mer
Noire.
Le Boueux exhala un bruyant et profond soupir.
— C’est vrai que je suis vieux, oh vái ! mais
pas à ce point-là, cependant. Et mes talents de devin concernent les temps
futurs, et non ceux du passé. Vous avez dit que vous comptiez arpenter les
marais, n’est-ce
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